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La fissure, ou l’ombre du passé

La fissure, ou l’ombre du passé

Ma quête a débuté lorsque j’étais enfant. Chaque week-end, je quittais la métropole du Caire pour aller rendre visite à mon père, qui habitait avec ses parents. Et durant ce trajet hebdomadaire, j’anticipais et idéalisais ce que j’allais vivre là-bas. Voici mon histoire. Entre deux maisons. Entre le passé et le présent, fissurant la mémoire de ma mémoire.
© Amina Kadous

De l’âge de cinq ans jusqu’à ce que je devienne adulte, j’ai fait chaque semaine l’aller-retour entre la maison de mon père, à Mehalla Al Kobra, et celle de ma mère, au Caire, et ce road trip de 120 km demeure un témoin silencieux et un documentaire visuel de la bataille pour me trouver moi-même. Ma vie s’est construite le long de cette route. Enfant, je cherchais des ressemblances entre la ville et la campagne, et me demandais sans cesse où était ma place et quelle était ma maison. Je quittais l’une pour l’autre, chacune m’offrant un but et un abri. Elles faisaient toutes deux partie de moi. Et au fil de cette route, à mesure que je me laissais guider par l’histoire de mes grand-parents, j’ai réalisé que je ne m’y retrouvais pas dans mes propres aspirations, en essayant de m’identifier à un passé qui n’était pas le mien, dans les souvenirs de leurs souvenirs.

J’ai perdu mes grands-parents à deux ans d’écart. Ma grand-mère est décédée le jour de la révolution de 2011, et depuis, le 25 janvier a toujours symbolisé un deuil personnel en même temps que celui de ma génération. Le Caire changeait, à cette époque, et continue de changer. Après des années à l’étranger, la réalité que j’ai retrouvée était différente. Mes yeux, mon esprit, semblaient ne pas l’accepter, ne pas en saisir le rythme. Pourquoi les choses ne peuvent-elles pas rester les mêmes, tout en évoluant au fil du temps? Pourquoi détruisons-nous, réécrivons-nous notre histoire pour construire des forteresses de laideur ?

© Amina Kadous

J’ai vécu toute ma vie dans la chaleur de mon entourage familial. La perte de mes deux grands-parents, tandis que j’étais à l’étranger, est une fissure que j’essaie encore de colmater, et dont je n’ai pris conscience qu’à mon retour au Caire. Ma vie a toujours été ballotée entre deux foyers. Ma réalité s’est construite sur celle de mes grands-parents, et ce sont eux qui ont façonné mon passé. Après leur disparition et mon retour, ma boussole intérieure n’avait plus de repères. Ce nouveau lieu que je découvrais faisait voler en éclat les idéaux et les rêves avec lesquels j’avais grandi. Mon cocon familial était détruit.

Durant ses études universitaires, l’appareil photo de mon grand-père est devenu son meilleur ami et un témoin ce qui s’est passé au Caire entre 1958 à 1961. L’Égypte entrait alors dans l’ère postcoloniale, affirmant son identité nationale et patriotique. Ce fut une époque de modernisation, avec de nouvelles réformes industrielles, sociales et politiques. Sur les photos de mon grand-père, le Caire semble vide, dans l’attente des générations futures. Les étudiants s’enthousiasmaient pour les idéologies nouvelles, les partis politiques émergents et les perspectives qui se dessinaient. A l’exemple de cette génération, nous avons aussi rêvé le 25 janvier 2011. Nous avons rêvé de nous libérer du régime tyrannique de Moubarak, et de défendre nos droits fondamentaux à l’égalité, la justice sociale et la satisfaction de nos besoins de base.

© Amina Kadous
© Amina Kadous

Ses images témoignent clairement des changements radicaux qui sont advenus, en apparence et en profondeur. A travers les photos que mon grand-père a prises du Caire – qu’elles soient prises d’un balcon, de la Place Tahrir ou de la place de l’Opéra – je ressens l’enthousiasme d’un homme de la campagne qui vient de la ville voisine d’El Mehalla pour explorer la capitale de son pays. A cette époque, El Mehalla Al Kobra était en pleine gloire et l’une des villes les plus populaires d’Egypte, appelée le berceau de l’”Or Blanc” étant donné qu’elle était le plus grand centre de récolte et de filage du coton du pays.

Aujourd’hui, je reviens sur les lieux de mon passé. Je redécouvre l’appartement du centre-ville où habitait mon grand-père durant ses années universitaires. Debout sur le balcon, je me souviens de l’une des photos qu’il a prises du même endroit, en 1958 et 1959, on y voit une foule défiler près de la Cour suprême, pour féliciter Nasser d’avoir réuni l’Egypte et la Syrie en créant la République arabe unie, comme l’indique l’immense banderole qu’ils portent et où l’on peut lire en arabe « Félicitations Gamal ». Gamal Abdel Nasser, premier président égyptien après la monarchie, avait une vision du panarabisme saluée par les pays arabes voisins, tout particulièrement lorsqu’il nationalisa le Canal de Suez. Une lettre d’un ami koweïtien de mon grand-père, accompagnant une photo des manifestations au Koweït en faveur de l’union, disait : « Je dédie cette photo à mon cher ami Farouk Kadous, en témoignage de ce que les Koweïtiens ressentent envers la création de la République arabe unie, qui nous a rapprochés les uns des autres. Cette photo n’est qu’une simple illustration de célébrations qui, dans la réalité, sont indescriptibles. »

© Amina Kadous

Les êtres de mon passé reflètent mon propre itinéraire et lui font écho. Trois générations se construisent un chemin vers le présent. Mon grand-père a pris la route en 1958 pour étudier à l’université du Caire – et plus tard mon père, dans les années 1980, lorsqu’il s’est inscrit à l’Ecole des arts appliqués. J’ai emprunté la même route pour me rendre au Caire – et au fil des kilomètres, elle a pris une autre signification. La maison était ouverte à tous, autrefois, un foyer solide, avec ses héros et personnages principaux. Mais son destin me semble bien incertain aujourd’hui. Les fissures du temps s’élargissent, détruisant peu à peu l’édifice. Les miens ont disparu et, dans leur sillage, ma maison… pour devenir des souvenirs, des images, des sons, qui s’évanouissent au fil du temps.

Par Amina Kadous

Amina Kadous, née au Caire en Egypte en 1991, est une artiste visuelle qui travaille sur la mémoire.

© Amina Kadous
© Amina Kadous
© Amina Kadous

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