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Guido Guidi, interstices italiens

Guido Guidi, interstices italiens

Considéré comme l’une des figures incontournables de la photographie italienne, Guido Guidi n’a cessé d’explorer les paysages du Nord de l’Italie. Dans son dernier livre In Veneto, 1984-89 paru chez Mack cet automne, il présente sa série réalisée en Vénétie. Rencontre avec l’artiste dans cette Italie à rebours des cartes postales.


Verso il Monte Grappa, 1985 from In Veneto, 1984-89 (MACK, 2019). © Guido Guidi / Courtesy of the artist and MACK.

Tout commence à Cesena. Il ne faut qu’une petite heure en train depuis Bologne pour rejoindre cette ville coincée entre la nationale E45 et les plaines fertiles de l’Adriatique. Le matin, la ville est recouverte d’une brume basse et épaisse qui lui donne des airs de campagne irlandaise. Une fois le voile levée, la ville révèle ses visages multiples et informes. Au milieu de cet urbanisme tentaculaire, se dressent ici une élégante bibliothèque du 15e siècle, là une cantine ouvrière, un complexe sportif ou encore une ferme familiale… Et au bout d’un chemin bordé de pommiers, une modeste chaumière de plain-pied, la maison de Guido Guidi. 

C’est là qu’il accumule depuis plus de quarante ans ses photographies minutieusement rangées dans des boîtes, triées par date et par lieu. Des boîtes qui côtoient nonchalamment un livre sur Piero della Francesca (peintre de la Renaissance italienne), une édition originale du photographe américain Walker Evans, un album de famille. Aux murs, rien si ce n’est ces innombrables inscriptions au crayon à papier, aussi discrètes qu’énigmatiques : véritable codex à ciel ouvert. Et dans un coin de la pièce, emmitouflé dans sa polaire, l’oeil vif et rieur de Guido Guidi. C’est ici que commence le voyage. 


Marghera, 1989, from In Veneto, 1984-89 (MACK, 2019). © Guido Guidi / Courtesy of the artist and MACK.

Interstices

Initié en 1984, cette vaste entreprise photographique en Vénétie est menée dans le cadre d’une recherche scientifique sur les caractéristiques du nouveau paysage italien. Au tournant des années 1970, cette région – autrefois très pauvre et rurale – connaît un essor économique sans précédent. Alors que de nombreuses entreprises décident d’implanter leurs usines dans les terres, les villes côtières de l’Adriatique misent, elles, sur le tourisme de masse naissant pour s’enrichir. Ces rapides changements créent au fil des ans un étalement urbain aussi chaotique qu’illogique : lotissements à perte de vue, stations balnéaires, entrelacs routiers, infrastructures kafkaïennes. La Vénétie agricole et paysanne d’alors laisse place à un urbanisme d’un nouveau genre. 

Alors que son contemporain, le photographe Luigi Ghirri, cherchait à saisir les traces d’une époque sur le point de disparaître, Guido Guidi a mis son sens de l’observation au service de la représentation d’un monde en train de changer sous ses yeux. Parvenir à capter les imperceptibles changements qui opèrent quotidiennement au coin de sa rue, dans une région qu’il connaît si bien, revient à relever le défi impossible de se représenter soi-même en train de vieillir : une peau qui s’assouplit légèrement, une ride un peu plus creusée, la flamme un peu moins vive d’un regard. Ce qu’il nomme sobrement les « interstices »


Mestre, 1984-85, from In Veneto, 1984-89 (MACK, 2019). © Guido Guidi / Courtesy of the artist and MACK.

Insignifiant

L’ouvrage commence avec l’oeil bleu et perçant d’une affiche collée sur une vitrine abandonné qui sonne comme une invitation à voir. Voir quoi ? Une voiture garée sur un parking, la porte d’entrée d’un immeuble, un homme qui repeint un poteau, un mannequin en vitrine, un panneau rouillé, du linge qui sèche, l’arrière d’une maison. Tous ces riens invisibles à l’oeil négligeant du passant. Tous ces instants insignifiants et éphémères propres à la vie tranquille des villes moyennes. « Rien n’est sans importance, tout est digne d’attention » confie Guido Guidi dans une interview pour Aperture. À l’instant décisif d’Henri Cartier-Bresson – ce moment crucial que le photographe doit parvenir à capter pour obtenir une image exceptionnelle – Guido Guidi préfère les marges d’un territoire sans histoire, l’absence d’événement. 

En apparence, il n’y a rien à voir de captivant mais le photographe sait que l’oeil – ainsi désemparé – ne peut s’empêcher de chercher, de trouver l’élément à regarder. Il cherche et petit à petit, il voit : le rouge éclatant d’une rambarde en fer, le bleu vif d’un pantalon, l’ombre portée d’un clocher. De cette Troisième Italie – c’est ainsi que les géographes nomment cette région au Nord-Est du pays – Guido Guidi ne montre pas seulement l’expansion urbaine, il révèle la vie qui y gît et qui poursuit sa course inexorable et silencieuse. 


Veneto, 1985, from In Veneto, 1984-89 (MACK, 2019). © Guido Guidi / Courtesy of the artist and MACK.

Prêter attention

Mais qu’est-ce qui plaît alors dans ces images ? Où est le beau dans ce décor en apparence si austère et impersonnel ? Dans son sens de la composition d’abord. Guido Guidi utilise une chambre photographique, une Deardorff 8×10. Ce type d’appareil exige du temps et de l’attention. Le cadrage est ainsi longuement pensé, minutieusement composé. Selon lui, « la photographie c’est d’abord et avant tout ‘prêter attention’ ». Observer donc. Comprendre la réalité qui nous entoure. Un art qui remonte finalement aux temps primitifs de la photographie : cette fameuse camera obscura utilisée par les peintres de la Renaissance pour reproduire la perspective. Amusante coïncidence d’ailleurs que l’étymologie du mot perspective (perspectus) signifie regarder attentivement. 

Représenter le monde en perspective consiste à reproduire un espace en trois dimensions sur un support en deux dimensions. Pour les peintres de la Renaissance, ce n’est pas seulement un défi artistique, c’est une démarche philosophique car la perspective nous donne une représentation plus fidèle de la réalité. Elle apporte une meilleure connaissance du monde. Les photographies de Guido Guidi sont comme ces tableaux de la Renaissance : en posant le regard là on ne s’y attend pas, il offre une connaissance d’un territoire loin des projecteurs, son territoire. 


Cittadella, 1985 (B), from In Veneto, 1984-89 (MACK, 2019). © Guido Guidi / Courtesy of the artist and MACK.

Et c’est précisément là que réside le génie de sa photographie : nous inciter à voir autrement, à prendre le temps de regarder, à prêter attention à ce qui est sous nos yeux, à comprendre le monde qui nous entoure. Ce qu’il appelle « l’insistance du regard »

17h, la lumière décline déjà. On sort de l’atelier de Guido Guidi avec des yeux nouveaux. Soudain cette petite cantine ouvrière, croisée sur le chemin de l’aller, nous semble aussi charmante que cette bibliothèque du 15e siècle. On ne regardera plus l’Italie comme avant, assurément. 


Mestre, 1989, from In Veneto, 1984-89 (MACK, 2019). © Guido Guidi / Courtesy of the artist and MACK.

Piazzola sul Brenta, 1985, from In Veneto, 1984-89 (MACK, 2019). © Guido Guidi / Courtesy of the artist and MACK.

Marghera, piazza Sant’Antonio, 1986, from In Veneto, 1984-89 (MACK, 2019). © Guido Guidi / Courtesy of the artist and MACK.

Par Coline Olsina

Guido Guidi. In Veneto, 1984-89

MACK

64 pages, 35€

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