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Les faiseuses d’images d’Amérique latine

Les faiseuses d’images d’Amérique latine

Présentes dans l’univers de la photographie, les femmes du continent latino-américain ne sont pas juste des muses. Beaucoup d’entre elles sont les créatrices des œuvres que nous regardons. Pourtant, on ne les voit que trop peu. Enquête sur l’absence de visibilité et de reconnaissance des femmes dans le milieu de la photographie en Amérique latine.

Cecilia © Jahel Guerra Roa

« Les magazines ne voulaient pas m’embaucher, parce que j’étais une femme. À l’époque, il n’y avait pas de femmes photographes au Brésil ». Cette phrase, c’est Claudia Andujar qui la prononçait il y a quelques mois alors qu’elle revenait sur son parcours et sur les difficultés qu’elle a pu rencontrer lorsqu’elle débutait sa carrière dans les années 1960. Comme elle, beaucoup de femmes ont dû batailler pour se faire une place. Les pionnières de la photographie en Amérique latine, celles qui ont inspiré et continuent d’inspirer les artistes du continent et au-delà — on pense à Claudia Andujar que l’on vient d’évoquer, mais aussi à Graciela Iturbide et Lola Alvarez Bravo par exemple— ont ouvert la voie à toutes les photographes contemporaines.

Mais, si depuis l’époque évoquée par Claudia Andujar les choses ont certainement changé — il est aujourd’hui bien plus commun d’être une femme et photographe —, la lutte vers l’égalité est loin d’être terminée. Alors que la photographie glisse peu à peu des domaines du reportage et du documentaire vers celui de l’art — l’enjeu n’est plus tant celui de travailler pour un magazine que celui d’avoir la possibilité d’exposer —, la Chilienne Zaida González déplore le fait que, « malgré une production intensive et un travail acharné depuis plus de 20 ans, [elle voit] des hommes accéder beaucoup plus vite et facilement à la reconnaissance — tout en fournissant moins de travail ».

Loin de se positionner comme victime, l’artiste choisit de lutter en créant un travail subversif — qui lui a parfois valu la censure ou la suppression de manière violente de son travail dans des publications ou événements. Son travail photographique est fait de représentations qui dérangent, car situées en marge des images habituelles. La nécessité de créer ces représentations (notamment de sexualités considérées comme marginales) est née de sa conviction que « l’intime est collectif. Et parce qu’en tant que femme, [elle a] souvent été discriminée et ignorée ». Son Tarot Trans, un jeu de tarot qui, comme son nom l’indique, met en scène des personnes transsexuelles, fait partie de cette démarche. L’artiste cherche à « préserver la culture populaire d’Amérique latine, tout en la croisant avec des thématiques que l’on traîne depuis l’époque de la colonisation jusqu’à notre contexte sociopolitique actuel qui en est le résultat. [Il s’agit dans son travail] de tenter d’érotiser ou de donner du pouvoir aux marginalités qui sont aujourd’hui discriminées ».


© Zaida González

« Courageuses, fortes et décidées »

Jahel Guerra Roa, photographe vénézuélienne, mêle elle aussi l’activisme à son art dans les rues de Barcelone où elle est aujourd’hui installée. Ses projets Mujeres del Maíz et Nada que Celebrar consistent en des portraits de femmes. Ces femmes qui sont son carburant et son inspiration,  sont souvent membres des collectifs engagés qu’elle fréquente : « les femmes que j’ai choisi [de photographier dans ces projets] sont très actives dans les cercles féministes et latinos ». Ses portraits célèbrent les luttes des femmes et la culture latino-américaine depuis la diaspora, et mêlent la photographie et l’engagement concret sur le terrain, puisqu’elle inclut également la performance dans son travail photographique. 

Dans l’un de ses très rares projets dans lesquels elle aborde la photographie de manière documentaire, Lourdes Grobet a suivi pendant 30 ans des catcheuses mexicaines, ces « femmes courageuses, fortes et décidées ». Lorsqu’un jour elle commence à photographier un tournoi de lutte libre « sans prévenir, comme le faisaient les photographes de presse », l’organisateur de l’événement vient la réprimander, parce qu’elle est une femme, et qu’il ne comprend pas ce qu’elle fait. L’histoire finira bien puisqu’ils deviendront amis et que Lourdes recevra une autorisation permanente pour aller photographier les catcheuses. 

C’est au contact de ce monde qu’elle a compris que le féminisme, « tel qu’il est importé d’Europe et des États-Unis [était] bien loin de la réalité des femmes mexicaines, plus encore de celles des lutteuses ». Elle se rend compte aujourd’hui du chemin parcouru : « Au début de ma carrière, il était très difficile d’être une femme photographe. Mais la présence des femmes s’est affirmée, lentement, même si cela n’est pas fini. Moi, je me suis toujours imposée comme une femme qui n’acceptait pas de me faire maltraiter, que l’on me donne des injonctions ou des ordres. J’ai toujours fait ce que j’ai voulu faire. Cela a été difficile, mais j’ai réussi. »


© Lourdes Grobet

Des plateformes pour la visibilité

Mais la lutte pour l’égalité ne passe pas toujours par l’engagement sur le terrain ou par les sujets abordés. « On croit souvent que les femmes artistes travaillent forcément autour de la thématique du genre, mais ça n’est pas le cas. », déclare très justement la Péruvienne Solange Adum Abdala, qui travaille, elle, autour des questions du paysage et de la matérialité de l’image. Définir une photographie selon le genre ou l’origine de celles qui la font — une photographie qui serait typiquement « féminine » ou « latino-américaine » — ne semble en effet pas vraiment faire sens. La lutte vers la visibilité et l’égalité passe ainsi parfois par d’autres chemins.

Face au manque de visibilité, certaines ont employé des mesures très concrètes, en créant par exemple des réseaux pour renforcer la présence des femmes sur la toile et dans les institutions. Verónica Sanchis Bencomo, Vénézuélienne installée à Hong Kong, est l’une d’entre elles. En 2015, elle a créé FotoFéminas, plateforme née d’un constat simple : « Je sentais un grand vide dans la représentation des femmes photographes latino-américaines ». La plateforme a pour objectif de pallier à l’invisibilité des femmes photographes, en réalisant des expositions de leur travail en ligne et dans des lieux physiques, en les mettant en lien avec des prix ou institutions de photographie avec qui elle établit des partenariats, en plus de connecter les photographes entre elles. FotoFéminas est aujourd’hui devenu un réseau de référence : « Le format web et le fait que la plateforme soit bilingue espagnol – anglais ont permis un accès très large », déclare sa créatrice. Si elle est aussi consciente qu’« il reste encore beaucoup de chemin à parcourir », FotoFéminas a permis à de nombreuses photographes de rendre visible leur art. Solange Adum Abdala témoigne de l’importance que la plateforme en particulier a eue pour elle, lui permettant de lancer sa carrière hors des frontières de son pays. « [Ces plateformes] sont absolument nécessaires. Il faut plus d’espaces (virtuels ou physiques) dédiés à la diffusion de projets réalisés par des minorités, par des groupes vulnérables ou situés en dehors de la structure hégémonique ».


© Solange Adum Abdala,

Subvertir le regard masculin et colonial

Dans son travail Nicephora, Alinka Echeverria a travaillé sur le point de vue hégémonique propre à la photographie — qui est principalement réalisée par des hommes blancs depuis son invention, et qui montre ainsi le monde à travers leur seul regard. « Le regard masculin et colonial est intrinsèquement lié à la photographie, à tel point que c’est très difficile de les démêler », déclare celle qui se définit comme artiste et anthropologue. Nicephora a été réalisé lors d’une résidence au Musée Nicéphore-Niépce en 2015, dans le cadre du Prix BMW dont elle était lauréate cette année-là. Alors qu’elle avait pour contrainte de travailler à partir des images d’archives du musée, Alinka Echeverria s’est employée à subvertir le point de vue sur les photographies de l’époque coloniale. Elle découvre des images où, dans la très grande majorité des cas, les femmes étaient les muses et les hommes les créateurs — ces derniers portant un regard exotisant sur les femmes venues « d’ailleurs » dont ils réalisaient les portraits. « Comme Pygmalion construisait de ses mains la femme parfaite, les photographes des colonies immortalisaient un type de femme fantasmé », analyse l’artiste. Dans Nicéphora, elle démultiplie et décale ce regard unique et autoritaire porté sur les femmes pendant des centaines d’années. « J’ai voulu créer un détournement, un recadrement de l’archive, afin d’entreprendre, en accord avec les regards contemporains qui sont les nôtres, un nouveau processus de construction de l’altérité. », explique-t-elle.


© Alinka Echeverria

La collection de photographies de Frida Kahlo

Enfin, si elle est bien plus connue pour son travail de peintre, Frida Khalo a aussi été photographe à ses heures perdues. Mais aussi parce qu’il n’y a pas que les photographes qui permettent de maintenir la photographie vivante — il y a aussi toutes celles qui la montrent, la diffusent, la préservent… Il importait d’évoquer l’artiste dans cet article pour son activité de collectionneuse de photographie, méconnue jusqu’à il y a peu. En 2004, plus de 50 ans après la mort de l’icône mexicaine, l’on retrouvait dans sa salle de bains bleue une collection de photographies, composée de plusieurs centaines de tirages; des portraits de Diego Rivera, de ses parents et amis… réalisés par elle-même, mais aussi par les plus grands de l’époque — Man Ray, Brassaï, Pierre Verger, Tina Modotti, Edward Weston, Manuel et Lola Alvarez Bravo, Gisèle Freund… Sur les clichés, l’artiste a parfois griffonné une inscription au stylo, ou laissé une trace de rouge à lèvres. 

Frida Kahlo est l’une des deux seules femmes artistes au monde (l’autre est Sonia Delaunay) à vendre son art plus cher que son mari. Anecdote pas si anodine, qui permettra peut-être d’insuffler une note d’espoir chez toutes les femmes artistes et photographes latino-américaines, dont la pratique et la vie sont intrinsèquement liées à une lutte pour l’égalité.


© Alinka Echeverria

Par Elsa Leydier

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