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Journal de confinement : Demande à la poussière

Journal de confinement : Demande à la poussière

Dans la cinquième partie du journal qu’elle tient régulièrement pendant la crise du COVID-19 avec une photographie, un texte et une chanson, la photographe new-yorkaise Gaia Squarci raconte la disparition de son épicerie de quartier, symbole d’une économie peu à peu réduite en cendres.

© Gaia Squarci

31 mars 2020

Aujourd’hui, en marchant pour faire mes courses, j’ai vu un trou noir à la place de mon épicerie habituelle. Choquée, je me suis demandé comment je pouvais tapoter sur mon ordinateur portable une heure plus tôt, inconsciente de l’incendie qui était en train de s’éteindre à 30 mètres de chez moi. J’ai pensé que c’était juste une sirène de plus, je ne les remarque même plus ces jours-ci. 

José se tenait sur le trottoir, regardant le bâtiment de près. Il paraissait loin de la scène en même temps. Quand je mettais les pieds dans son magasin, il m’avertissait toujours s’il manquait de la bière Negra Modelo. Sa bienveillance était tendre, celle d’un homme plus âgé et plus inquiet pour une jeune femme seule que pour lui même . Dernièrement, sa radio dominicaine avait été remplacée par le son des nouvelles en espagnol, parlant de la situation à New York. Je me souviens avoir pensé que j’étais heureuse que son échoppe n’ait pas dû fermer.

Une famille de sept personnes a attendu dans la rue avant de pénétrer dans leur appartement brûlé au premier étage. Elles cherchaient leurs documents avant de se rendre à un hôtel mis à leur disposition par la Croix-Rouge. Une vieille femme a ramassé des bouteilles de jus éparpillées sur le sol pour les ramener à la maison, si elle en avait une.

J’ai essayé d’imaginer ce que ça devait être de voir une vie de sacrifices brûler devant vous en quelques minutes. C’est, métaphoriquement, ce qui est arrivé aux travailleurs de toutes les classes sociales, avec quelques différences structurelles, au cours des dernières semaines. Les carbonisés s’enregistrent sur le trottoir, leurs clés toujours à l’intérieur. 


© Gaia Squarci

Comme l’a dit un ami hier : « Vous êtes toujours prêt à perdre votre emploi. Vous n’êtes pas préparé à la possibilité que tout le monde perde son emploi en même temps et qu’il n’y ait pas de travail disponible. C’est juste quelque chose que nous n’avons jamais connu. »

Ensuite, je ne voulais pas que ce doute vienne à moi, mais c’est arrivé : c’est le deuxième incendie dans ma rue en moins d’une semaine. Le désespoir pourrait-il pousser les gens à collecter des fonds d’assurance ? Dans quelle mesure l’entreprise de ceux qui peuvent continuer à travailler est-elle gravement compromise ? Mon esprit continuait de tourner en rond alors que j’avais honte de formuler ces pensées. 

Je regarde la skyline de Manhattan depuis mon toit du quartier de Crown Heights. D’ici, on pourrait penser que tout va bien. La ville brille de mille feux. Peut-être un peu plus solennellement que d’habitude. Je pense à une citation que j’aime, qui est la plus difficile à respecter. En 1951, on a demandé à Jean Cocteau ce qu’il aurait emporté avec lui si sa maison prenait feu. Il a répondu : « Je crois que je prendrais le feu. »

Chanson : Harrison Brome – Fill Your Brains

Par Gaia Squarci

Gaia Squarci est photographe et vidéaste. Elle partage son temps entre Milan et New York, où elle enseigne le multimédia à l’ICP (International Center of Photography). Elle collabore avec l’agence Prospekt et Reuters. Ses photographies ont été publiées dans le New York Times, le New Yorker, Time Magazine, Vogue, The Guardian, Der Spiegel, entre autres. Son travail a été exposé aux États-Unis, en Italie, en France, en Suisse et au Royaume-Uni.

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