Blind Magazine : photography at first sight
Photography at first sight
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Journal de confinement : que photographier ?

Journal de confinement : que photographier ?

Dans la sixième partie du journal qu’elle tient régulièrement durant la crise du COVID-19, avec une image, un texte et une chanson par jour, la photographe new-yorkaise Gaia Squarci s’interroge sur sa responsabilité de photographe face à cette situation sans précédent.

2 avril 2020 

Je passe mon temps à lire, collée à l’écran. À la fin, j’ai la tête qui tourne. A l’heure où les cas confirmés de Covid-19 dans le monde dépassent le million, tous les problèmes les plus complexes auxquels l’humanité est confrontée depuis des décennies ont trouvé un fil conducteur et envahissent frénétiquement le Web. Inégalité sociale, déconnexion sociale, défaillance du système de santé, démocratie et totalitarisme, fausses nouvelles, surveillance, changement climatique, religion, finances, incarcération, liberté, mort, fin de la civilisation.

J’ai lu que certains gangs, au Salvador, faisaient rester les gens chez eux sous la menace, car ils savent qu’aucun ne bénéficiera d’un respirateur durant une épidémie. J’ai lu que nous ne vivrons plus comme avant 2020. J’ai lu que nous affaiblirons notre système immunitaire en restant à l’intérieur. J’ai lu que c’était la révolution. J’ai appris des choses à propos des faux positifs et des faux négatifs, du plasma, de l’immunité, des rechutes et un million d’acronymes, à l’heure où chacun de nous commence à jongler avec les termes médicaux en n’ayant qu’une vague idée de leur signification.

Dans une société qui n’a jamais été aussi obsédée par l’auto-analyse conjuguée au présent, au passé et au futur, il y a matière à réfléchir. Peut-être un peu trop, ou trop tôt, ou trop tout cela. Je crois que c’est ce qui se produit lorsque toutes les énergies que nous investissons normalement dans nos vies restent emprisonnées dans nos têtes. C’est du moins ce qui m’arrive.

Comme l’a écrit l’auteur Charles Eisenstein dans un récent article : « J’ai mes opinions, mais s’il y a une chose que j’ai apprise dans cette situation d’urgence, c’est que je ne sais pas vraiment ce qui se passe. Je ne vois pas comment quelqu’un peut le savoir. »


© Gaia Squarci

En même temps que j’essaie d’accepter de ne pas savoir et d’empêcher ma tête de tourner, je me sens la responsabilité, en tant que photographe, de réaliser un travail qui ne peut être fait qu’en ce moment. Je me demande ce que je retiendrai de ces semaines, à quel moment tout a changé, et comment les images feront comprendre cela dans 25 ans. A peu près tout est compliqué, mais je sais une chose : j’ai vu des milliers d’images de la ville de New York complètement déserte, ces jours derniers. Les rares fois où je sors, je vois des gens partout. J’ai pris le métro horrifiée, l’autre jour, avec 15 à 20 personnes dans mon wagon.

S’il est vrai que certains quartiers de bureaux, à Manhattan, peuvent sembler assez déserts, parcourez les rues de la plupart des zones d’habitation : il vous faudra chercher longtemps pour trouver un lieu à photographier où il n’y ait personne. Le vide de New York est montré dans tous les comptes-rendus incluant des images, et en couverture de la plupart des publications. Les photographes se sentent tenus de réaliser des images qui seront publiées, et donc une idée simplifiée de New York durant cette crise se propage dans d’autres parties du pays et à l’étranger. À l’heure où nous semblons nous poser tant de questions, on dira que c’était plutôt facile à comprendre.

D’instinct, j’essaie généralement de comprendre les choses à travers les gens, mais quand les photos ont les gens pour sujets, cela devient plus compliqué. Dans une récente interview accordée à The Everyday Projects, la photographe ghanéenne Nana Kofi Acquah remarque le peu d’images choquantes dans les comptes-rendus des dizaines de milliers de morts dans les pays occidentaux. Il se demande si le Covid-19 sera évoqué avec le même tact lorsqu’il se répandra dans les pays africains.

Décidément, je suis fascinée par le fait que ce virus devienne le dénominateur commun des éternelles questions que se pose la société. J’imagine que ce n’est pas surprenant lorsqu’une crise de cette ampleur frappe le monde, mais cela ne s’était jamais produit de mon vivant. Quand j’étais enfant, je me rappelle avoir posé des questions à ma grand-mère sur la Seconde Guerre mondiale et elle ne répondait jamais vraiment, à ma grande déception. Une partie de moi est soulagée qu’elle ne soit pas là aujourd’hui pour voir ce qui se passe, seule à la maison et terrifiée. Hier, j’ai vu une vieille femme derrière la vitre d’une voiture et j’ai pensé à elle.

Chanson : Yazz Ahmed – Carry Me

Par Gaia Squarci

Gaia Squarci est photographe et vidéaste. Elle partage son temps entre Milan et New York, où elle enseigne le multimédia à l’ICP (International Center of Photography). Elle collabore avec l’agence Prospekt et Reuters. Ses photographies ont été publiées dans le New York Times, le New Yorker, Time Magazine, Vogue, The Guardian, Der Spiegel, entre autres. Son travail a été exposé aux États-Unis, en Italie, en France, en Suisse et au Royaume-Uni.

Ne manquez pas les dernières actualités photographiques, inscrivez-vous à la newsletter de Blind.