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Petite histoire de la photographie sans appareil photo

Petite histoire de la photographie sans appareil photo

Dans l’histoire de la photographie, la photographie sans appareil photo a toujours été reléguée au second plan. Trop confidentielle, trop expérimentale, trop étrange, trop iconoclaste. Elle est pourtant bien plus ancienne que la photographie avec appareil ! Plébiscitée par les Avant-gardes, elle est désormais un terrain d’exploration chimique, technologique et philosophique pour les artistes contemporains. Et bouleverse nos idées reçues sur la photographie.

The Awakener © Rachel Wolf

L’essence de la photographie, cette zone grise

L’artiste américaine Rachel Wolf fait partie des rares photographes qui travaillent exclusivement sans appareil photo. Dans son atelier de Portland dans l’Oregon, qui a tout d’un laboratoire plus que d’un studio, elle crée autant qu’elle fabrique ses photographies, en jouant avec des réactions chimiques et en exposant des papiers photosensibles à diverses sources de lumière.

« La photographie sans appareil photo est une distillation de l’essence même du procédé photographique. Les éléments primordiaux de la photo – la lumière, le papier et la chimie – sont à la fois les outils, la méthode, et le sujet qui créent l’image » nous confie celle qui a commencé sa carrière à New York, comme assistante d’Annie Leibovitz. 

Pourquoi cette technique est-elle autant marginalisée dans le monde de la photo, alors qu’elle a précédé ses débuts, accompagné des découvertes scientifiques au 19ème siècle, et fasciné les Avant-gardes du 20ème siècle comme les artistes contemporains ? Peut-être parce que c’est, comme l’identifie le jeune photographe britannique Luke Evans, « une zone grise (…), l’exact espace où se mélangent l’impression, la sculpture et la photographie »

Ce dernier s’est fait remarquer en 2013 avec l’incroyable série sans appareil photo Inside Out, une sorte d’auto-portrait interne réalisé avec son camarade Josh Lake. Après avoir avalé un film de 35mm, ils laissent le bon soin à leur corps de le traiter et le digérer. Une fois récupéré, le film est nettoyé, analysé au microscope, et l’image ainsi obtenue agrandie et imprimée. Peu après sa publication, ce projet est devenu viral dans la presse et les réseaux sociaux.

Ces clichés, qui se dispensent de la médiation d’un appareil photo ou d’un objectif, on les appelle aussi photogrammes. Et à chaque photographe sa technique et sa méthode. Dessins photogéniques, cyanotypes, luminogrammes, chimigrammes… Autant de termes qui désignent les oeuvres de celles et ceux qui choisissent d’utiliser les rayons lumineux comme pinceau.

 
Rachel Wolf dans son atelier 

La photo avant la photo

On oublie souvent que Nicéphore Niépce, l’inventeur de la photographie telle qu’on la connaît, et dont Le point de vue du Gras (1827) est considérée comme la première photo de l’humanité, a réalisé des photographies sans appareil. Dès les années 1810, avec son frère Claude Niépce, il expérimente l’exposition d’images sur du papier trempé dans du chlorure d’argent. 

L’utilisation de l’appareil photo, encore connu sous le nom de camera obscura à l’époque, éclipse aujourd’hui complètement la découverte des matériaux photosensibles, alors pré-requis à toute forme de reproduction d’une image, et matériau de prédilection pour les photos sans appareil.

C’est par accident qu’en 1727, cent ans avant « la première photographie », le physicien allemand Johann Heinrich Schulze découvre la sensibilité à la lumière d’un mélange de craie, d’acide nitrique et d’argent, dans un flacon oublié au soleil. Il étudie alors ces réactions chimiques sur des bouteilles en verre, trempées dans du chlorure d’argent. Recouvertes de pochoirs en formes de lettres, il les expose à la lumière, et observe des mots et des phrases s’imprimer. Ces premiers essais ne sont-ils pas l’essence même de la photographie, du grec Photos, la lumière, et Gràphôs, écrire ?


© Anna Atkins

Un outil scientifique au 19ème siècle

On oublie aussi que la photographie sans appareil a été un précieux allié des recherches scientifiques tout au long du 19ème siècle, autorisant à voir et reproduire le monde tel qu’il était réellement. L’universitaire néo-zélandais Geoffrey Batchen, qui a publié en 2016 Emanations : The Art of the Cameraless Photograph, rappelle en préambule que les cyanotypes ont aidé les naturalistes à créer avec exactitudes des images de végétaux terrestres et marins, étant « un contact direct entre le monde et un bout de papier sensible à la lumière. »

Procédé simple, peu coûteux et rapide d’exécution, le cyanotype consiste à sensibiliser du papier avec du citrate de fer ammoniacal et de ferricyanure de potassium. On le place ensuite en contact avec l’élément à reproduire, une algue par exemple. Exposé à la lumière naturelle, puis rincé et séché, le cyanotype révèle alors précisément l’empreinte blanche de l’algue et se pare d’un bleu prusse caractéristique.  En 1854, la botaniste anglaise Anna Atkins a de cette manière publié le premier livre de photographies reproduisant avec exactitude des plantes, Cyanotypes of British and Foreign Ferns

Autre avancée essentielle, l’invention de la radiographie ! Une photographie sans appareil photo, que l’on doit au scientifique allemand Wilhlem Röntgen en 1895. Ce Prix Nobel de Physique, a découvert les rayons X et leur capacité à traverser les matières molles comme la peau, mais pas les matières dures comme les os et le métal. En plaçant la main de son épouse entre une plaque photosensible et ces fameux rayons X, il fabrique la première radio de l’histoire, une photo très touchante qui laisse deviner la présence d’une alliance.


X- ray of the bones of a hand with a ring on one finger © Wilhlem Röntgen

Au 20ème siècle, un nouveau jouet pour les Avant-gardes

Au siècle suivant, les photogrammes, qui étaient jusqu’alors presque exclusivement réservés au domaine des Sciences, deviennent un moyen d’expression galvanisant pour les Avant-gardes, qui cherchent des manières non-conventionnelles de décrire le monde, et réinventer les représentations du réel.

Parmi eux, l’allemand Christian Schad, qui rejoint le mouvement Dada à Genève. Geoffrey Batchen lui attribue la paternité de l’usage de la photographie sans appareil comme pratique avant-gardiste « Schad a fait une série de photographies sans appareil en plaçant sous verre des détritus – des ordures souvent trouvées dans la rue, y compris des amas de poussière et des feuilles de journaux – contre une feuille de papier sensible à la lumière, qu’il laissait ensuite se développer sur le rebord des fenêtres de son appartement ». Tristan Tzara – qui les appelle affectueusement les schadographs – les publie en 1920 dans la revue Dada. Puis elles passent à la postérité lorsqu’elle sont présentées à New York en 1936, au sein de la mythique exposition du MoMA, Fantastic Art, Dada and Surrealism.

Mais ce sont surtout Man Ray et l’artiste hongrois issu du Bauhaus, László Moholy-Nagy  qui sortent de l’ombre ce procédé alternatif et élèvent les photogrammes au rang d’oeuvres. Le premier, en pleine vague surréaliste, décide d’avoir recours à la chance et à l’inconscient pour réaliser ses photographies. Il place hasardeusement des objets du quotidien, ses mains ou pourquoi pas le visage de sa muse Kiki de Montparnasse sur du papier photosensible, laissant poétiquement leurs empreintes aléatoires en négatif. Un critique de l’époque déclarera qu’avec ces rayographes, contraction de Ray et photographe, « la photographie acquiert son propre discours, auto-déterminé et autonome. » Le second, réalise des photogrammes aux lignes, contours et géométries caractéristiques, traduisant une volonté absolue de se passer d’appareil et ne faire qu’un avec l’expression du réel. Il pousse l’expérimentation avec une grande palette de matériaux translucides : l’eau, l’huile, le cristal, le verre…

L’invention du chimigramme par Pierre Cordier en 1956 marque d’une pierre deux coups l’entrée dans la seconde moitié du 20ème siècle et le nouvel essor de la photographie sans appareil photo. Cette technique est au croisement de la peinture, à qui elle emprunte pigments, vernis, cires, huiles, et la photographie sans appareil, chez qui elle puise le papier photosensible, les révélateurs et les fixateurs. 

Dès lors des artistes audacieux.ses explorent cette nouvelle voie photographique, sans forcément obtenir la reconnaissance et les honneurs des photographes classiques. Floris Michael Neusüss illumine les années 1970 avec ses nudogrammes, photos à l’échelle de silhouettes de corps dénudés. Le britannique Garry Fabian Miller conçoit à partir des années 1980 des photographies sans appareil, avec des traces de lumières filtrées et liquides colorés, dont les halos rappellent les tubes fluorescents de l’artiste minimaliste Dan Flavin. La photographe Ellen Carrey, dont certaines oeuvres sont dans les collections du Centre Georges Pompidou, fait appel à l’improvisation dans le noir total, lorsqu’elle conçoit ses photogrammes. Ceux-ci sont « malmenés » par l’artiste : froissés, pliés, exposés à des lumières filtrées, abîmés par divers objets. Ses photographies saturées de couleurs présentent une telle profondeur qu’elles sont semblables à des trompes l’oeil abstraits. 


​​​​​​Dings & Shadows 2017 (#41) © Ellen Carey / Galerie Miranda

L’invisible et l’inconnu en réaction au visible ?

Alors que la photographie n’a jamais été aussi accessible, une nouvelle génération de photographes se tourne vers la cameraless photography (le terme anglais est beaucoup plus fluide !) et s’inscrit dans une démarche complexe et exploratoire. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il y a « tellement d’images qu’on ne les voit plus, qu’on ne sait plus lesquelles sont bonnes ou mauvaises ». C’est ce que déclarait au New York Times la jeune photographe Laure Tiberghien, lors des dernières Rencontres d’Arles. 

Interrogée par Blind sur son sentiment sur la photographie actuelle, l’artiste, qui produit des photographies abstraites sans appareil photo, évoque son parcours comme une véritable réaction à l’image « je ne me reconnaissais plus du tout dans ce qu’est la photographie aujourd’hui. Je crois qu’on a tous un trop-plein d’images dans la tête. On en fait tous et on en voit partout. À un moment, j’ai éprouvé une sorte de rejet assez fort et quand j’étais aux Beaux-arts, j’ai en effet songé à abandonner la photographie. »

Elle a donc changé son approche. En véritable technicienne de la couleur, agençant la lumière avec des filtres dans sa chambre noire, la photographe compose des photographies uniques, qui représentent l’invisible. « C’est comme si j’essayais de capturer des mouvements, des atmosphères, des choses liées à la non-représentation. Je n’arrête pas d’essayer de trouver de nouvelles manières d’explorer l’outil photographique. »

Pour Luke Evans, celui qui s’était servi de son appareil digestif comme révélateur, se démunir volontairement d’un équipement aussi fiable et bien réglé que l’appareil photo, veut aussi dire augmenter l’inconnu, et son taux d’échec. Depuis 2014, il travaille sur la série Xero, qui consiste à produire des photos en utilisant des traces d’électricité. Non sans peine. « On joue avec énormément de variables et d’inconnu. Dans le projet Xero par exemple, il m’a fallu de long mois pour construire différents générateurs de champs électriques, et obtenir une première image, plutôt vague. Puis lorsque j’ai enfin pu aboutir à un process qui fonctionne, les conditions atmosphériques se sont mises à influencer les images : s’il faisait trop humide, je ne pouvais avoir aucune photo. »

Faire vivre l’image plutôt que la faire durer

Comme l’appareil photo fixe l’image, on a, logiquement, intégré l’idée que la photographie est une image figée, alors qu’elle peut être résolument vivante, on progress. La photographe américaine Alison Rossiter par exemple, utilise des papiers photo périmés du siècle précédent. Exposées dans sa chambre noire, leurs altérations jusqu’alors en gestation se révèlent, et émaillent des compositions proches de l’expressionnisme abstrait. La photographe les nomme selon leur date de péremption et de tirage.

Rachel Wolf, la photographe de Portland, travaille en ce moment sur des photographies qui ne sont pas fixées correctement. « Ces images changent avec le temps, en réaction à leur environnement, justement comme nous, elles sont vivantes. C’est fascinant ce qui se passe lorsqu’on capte ce concept d’impermanence » déclare-t-elle. « Ces photos peuvent s’altérer, changer, ou même se cristalliser. Qu’est-ce que ça veut dire, de savoir qu’une image ne va pas durer, mais à la place se transformer à l’infini ? »

Ainsi, alors qu’une photographie peut être reproduite à l’infini grâce au film ou au numérique, les photographies sans appareil photo sont toutes des pièces absolument uniques. Des pièces tout court. Et Rachel Wolf de conclure « Je pense que la cameraless photographie challenge nos idées reçues, notre perception de la photographie. Ces photographies ne sont pas des représentations de quelque chose du monde, elles SONT quelque chose du monde. »


Cosmic Dance © Rachel Wolf

Fearless Abandon © Rachel Wolf

Where upon Spindle © Rachel Wolf

Choiceless © Rachel Wolf

Par Charlotte Jean

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