Chaque été, le petit village de La Gacilly, en Bretagne, se transforme en joyeux jardin photographique. Entre ruelles fleuries et sentiers boisés, des dizaines d’expositions en plein air tissent un dialogue entre les images et le vivant. Pour cette édition 2025, le festival confirme sa vocation humaniste et écologique, tout en mettant à l’honneur un pays qui a marqué l’histoire de la photographie : le Royaume-Uni. Intitulée « So British », cette édition célèbre l’inventivité, l’humour, le sens de l’observation et parfois l’ironie mordante des photographes britanniques, tout en conservant son fil rouge de toujours : l’homme dans son environnement.
« Ce qui compte pour nous au Festival photo de La Gacilly, c’est d’embrasser toutes les écritures photographiques », affirme Cyril Drouhet, commissaire des expositions et directeur de la photographie au journal Le Figaro. « On mêle photographie ancienne, documentaire, photojournalisme et art. Chacun peut y trouver une émotion, une sensibilité. » Cette volonté d’ouverture irrigue l’ensemble de la programmation, qui offre un panorama aussi exigeant que généreux.
Une célébration de la photographie britannique
Avec ses 22 expositions en plein air, gratuites et accessibles à tous, le festival s’étend sur plus de 1,5 kilomètre, dans les rues, les jardins, et même les murs du village. Depuis sa création en 2004, La Gacilly défend ainsi une vision de la photographie comme levier de sensibilisation et d’éveil à la beauté du monde autant qu’à ses fractures. C’est aussi l’un des festivals les plus fréquentés d’Europe, attirant chaque année plus de 320 000 visiteurs.
À commencer par l’un des grands noms de cette édition : Martin Parr. S’il n’a pas pu être présent – « Il est en Italie, pour un festival où son film, I am Martin Parr de Lee Shulman, est en compétition », précise Cyril Drouhet –, l’esprit du photographe britannique plane sur La Gacilly. « Martin Parr est une personnalité controversée. À ses débuts, Magnum ne voulait pas de lui. À commencer par Cartier-Bresson, qui s’y opposait. » Aujourd’hui, son regard caustique sur la société de consommation fait partie de l’histoire de la photographie. « Son regard unique, son goût du détail, c’est ce qui fait sa force. Certains le trouvent moqueur, voire méchant. Mais il aime profondément les gens et ses concitoyens. »
L’exposition qui lui est consacrée retrace plusieurs décennies d’images impertinentes et brillantes, issues notamment de ses séries emblématiques sur les vacanciers britanniques, les supermarchés ou les mariages. Le film de Lee Shulman, sorti en septembre 2024, disponible sur France Télévision et projeté lors de l’inauguration du festival, vient éclairer sa photographie. « Le film qu’il a réalisé avec Lee Shulman est exceptionnel. En une heure, on comprend toute sa démarche. »
Parmi les figures majeures de cette édition, l’exposition consacrée à Don McCullin constitue un temps fort, à la fois bouleversant et essentiel. Le photographe britannique, aujourd’hui âgé de 89 ans, y présente une rétrospective de son œuvre, depuis ses débuts dans les quartiers défavorisés de Londres jusqu’aux théâtres de guerre du Vietnam, du Liban ou du Biafra. Ses images, d’une puissance brute, témoignent de décennies passées à documenter l’horreur et la dignité humaine. Plus qu’un témoin, McCullin se considère comme un homme hanté par ce qu’il a vu : « Je suis presque au bout de ma vie, et même de mon temps en photographie », dit-il. « J’ai eu une vie merveilleuse, mais au fond, j’ai l’impression de ne pas la mériter, vraiment, parce que je suis encore en vie. Et finalement, la photographie m’a fait chanter presque toute ma vie. »
Installée en plein cœur du parcours, au bien nommé Garage, l’exposition propose une traversée du 20e siècle vue à hauteur d’homme, souvent à hauteur de blessé. Chaque image interroge la responsabilité du photographe et l’impact — ou l’impuissance — de la photographie face à la violence du monde. « Regardez ce qui se passe à Gaza. Nous n’avons rien arrêté, malheureusement. Nous avons traversé toutes ces guerres. Nous avons vu toutes ces images incroyables, mais elles n’ont pas arrêté la guerre, à mon avis. Personnellement, j’ai le sentiment d’avoir accompli très peu de choses au cours de mes 70 dernières années. » Ce regard désabusé ne retire rien à la force politique et morale de son œuvre, qui invite le visiteur à voir, à comprendre, à ne pas détourner les yeux.
La thématique britannique s’exprime aussi à travers les œuvres de Tony Ray-Jones, pionnier de la photographie sociale anglaise, qui a fortement inspiré Martin Parr, et dont les images sont magnifiques d’humanité, non sans oublier une touche d’humour, comme celle des gambettes en l’air d’un jeune garçon entourés de quatre dames au flegme déconcertant. Celles de Terry O’Neill, connu pour ses portraits intimes de stars telles que les Rolling Stones, Brigitte Bardot ou David Bowie, qui selon la légende ne se rappelle pas de la séance avec le photographe car trop « sous substances ». Le travail de Mary Turner, elle, dresse un portrait contemporain du Royaume-Uni, en documentant avec une grande justesse les conséquences du Brexit et de l’austérité. Quant à Anna Atkins, figure historique, elle est célébrée pour ses cyanotypes de plantes, réalisés dès le 19e siècle, et qui font d’elle la première femme photographe scientifique.
Regards croisés sur l’environnement et l’humanité
Dans un registre très différent, la française Axelle de Russé dévoile une œuvre atmosphérique et poétique, fruit de plusieurs années de travail dans les régions les plus septentrionales et méridionales de la planète. « La série a commencé en 2016 dans le Nord, et les images plus récentes datent de 2024 », raconte la photographe. « J’ai voulu montrer ces territoires sans tomber dans les clichés du réchauffement – pas d’ours polaires, mais autre chose. Le réchauffement, on ne le voit pas toujours. Ce sont les récits des habitants qui le rendent perceptible. » Marquée par un séjour en Svalbard, elle y découvre la puissance évocatrice de la nuit polaire. « C’est en découvrant une expo de Claudia Andujar que j’ai eu le déclic : pourquoi ne pas essayer l’infrarouge ? » Son approche technique audacieuse donne naissance à des images d’une étrangeté envoûtante. « Normalement, l’infrarouge se fait dans des environnements chauds et verts, il transforme la couleur verte en rouge. Moi, j’ai tenté ça dans la neige, là où il n’y a pas d’arbres. Mes plus belles photos sont souvent des accidents. »
De l’extrême nord aux profondeurs marines, le photographe biologiste Laurent Ballesta explore un monde encore largement méconnu. Ses plongées, véritables expéditions scientifiques, révèlent une biodiversité fascinante et menacée. « On dit que la nature est fragile, mais on oublie à quel point nous sommes plus fragiles », lâche-t-il. « Sans antibiotiques, sans sécurité sociale, on ne tient pas. Ces animaux, eux, traversent les âges, les chocs climatiques, les extrêmes, et continuent de se reproduire. C’est une leçon de robustesse. » Son exposition, qui rassemble certains de ses plus célèbres clichés, met en lumière des créatures aux allures préhistoriques, mais essentielles à notre survie. « Le cœlacanthe, c’est Jurassic Park en vrai. On le croyait disparu depuis 65 millions d’années. Et pourtant, il est là. C’est la plus grande découverte zoologique du 20ᵉ siècle. Quant à la limule, elle a la vue basse, elle ne nage pas vite. Et pourtant, elle est indispensable : son sang bleu détecte instantanément les toxines, il est utilisé pour nos vaccins. Cette créature vieille de centaines de millions d’années pourrait disparaître à cause de notre besoin médical. En 2023, 700 000 limules ont été capturés. C’est un paradoxe douloureux. »
Cette relation parfois ambivalente entre humains et animaux est aussi au cœur du travail de Corey Arnold. Ancien pêcheur, devenu photographe documentariste, il propose une chronique subtile de la cohabitation entre faune sauvage et espaces urbains. « Quand j’étais enfant, mon père ramenait souvent des animaux blessés à la maison. Il était jardinier, et on éloignait aussi les animaux pour protéger les plantes. Ce qui m’intéresse le plus, ce sont les survivants — ces animaux qui ont appris à vivre à nos côtés.» Son regard mêle tendresse et lucidité, à travers des scènes de vie parfois cocasses, parfois tragiques, où l’homme et l’animal se croisent, s’ignorent ou s’adaptent l’un à l’autre. « J’ai toujours voulu raconter l’histoire des animaux autrement — pas seulement avec tendresse, mais aussi de façon critique. »
Chaque exposition trouve à La Gacilly une scénographie unique, conçue avec sobriété et respect des lieux. Des bâches suspendues sur les murs, entre les arbres, des grands formats intégrés à la pierre des maisons, des parcours ombragés qui invitent à la contemplation : tout ici vise à créer une immersion douce et durable. L’ambiance paisible du village breton joue à plein pour offrir une expérience de visite unique.
Autre regard sensible sur notre monde : celui de Cig Harvey, une britannique exilée dans le Maine, aux États-Unis. Avec ses images hautes en couleur, la photographe propose une méditation visuelle sur la beauté du monde et notre lien profond à la nature. « La couleur est une façon de se connecter au monde. Je cherche activement la beauté dans la nature — cela fait de moi une meilleure amie, une meilleure écrivaine, une meilleure habitante de cette planète. » Une approche saluée par Cyril Drouhet : « La couleur, chez elle, n’est jamais anodine. Elle est vecteur de sensation, de perception. Elle agit presque comme une empreinte émotionnelle. »
Voyages
Plus politique, plus social, le travail de Françoise Huguier – une star de la photographie documentaire de plus cette année à La Gacilly –, nous plonge dans ses archives africaines, et notamment ses liens forts avec le Mali. Elle raconte que le matin de l’inauguration, elle a fait visiter l’exposition à des collégiens, et a été surprise de devoir sortir une carte de l’Afrique, certains ne sachant pas situer le Nigeria ou le Soudan. « Pour moi, l’Afrique existe, et elle est très importante. Notamment le Mali, mon deuxième pays. » Loin de toute posture académique, son approche repose sur l’observation et la complicité. « Je n’ai pas fait d’école. Mais quand on est photographe, on regarde le monde, on observe. On regarde les gens, les détails, les bijoux… »
Le voyage continue. Au Japon avec François Fontaine, dont les images touchent. « Ce projet est né d’un besoin de nature. J’étais déjà allé au Japon en 2008, mais je voulais cette fois m’immerger totalement dans la nature japonaise », dit-il. Ses photographies, réalisées dans des forêts, jardins et lieux sacrés, restituent avec délicatesse l’atmosphère des paysages nippons. « Koyasan et Nikko sont des lieux extraordinaires. Koyasan, c’est comme un pèlerinage dans les montagnes. Nikko, c’est la majesté des forêts de cèdres et de pins, des temples magnifiques. C’est un pays qui m’inspire profondément par sa poésie, son rapport sensoriel au paysage. Cette variété, cette atmosphère, c’est ce que j’ai voulu capter. »
Enfin, place à la rue, avec l’approche spontanée et graphique du photographe londonien Josh Edgoose, dont la photo phare « a été prise de manière très spontanée, j’ai vu ce bus vintage, je l’ai trouvé superbe, puis un taxi est passé devant — c’était une coïncidence ».
Plus loin, l’exposition dédiée à Robert Doisneau convie nos souvenirs d’enfance et nos vacances à la mer. A ses côtés, le travail de Frédéric Noy, qui documente depuis plusieurs années les déplacés climatiques dans la région des Grands Lacs en Afrique. Une œuvre exigeante, qui donne une voix à ceux que le dérèglement climatique pousse hors de chez eux.
L’Anglaise Gina Soden, quant à elle, explore l’esthétique de la ruine. Ses photographies de lieux abandonnés, entre décrépitude et renaissance, interrogent notre rapport au temps, à l’histoire, à la mémoire. Stéphane Lavoué, enfin, nous ramène en France, dans le pays Bigouden, avec une série poignante sur les travailleurs de la mer, entre traditions et mutations sociales.
À côté de tous ces grands noms, le festival valorise aussi les regards émergents ou locaux. Ainsi, les élèves du collège Saint-Augustin de La Gacilly ont participé à un atelier photographique encadré par la photographe Nathalie Bardou. Leurs images, pleines de fraîcheur, questionnent notre rapport à l’écologie, au quotidien et à l’espace rural. Une manière d’ancrer le festival dans son territoire, tout en semant les graines d’une nouvelle génération de photographes.
Cette diversité de regards, de territoires, de techniques, fait toute la richesse du festival de La Gacilly. « Notre fil rouge, c’est l’homme dans son environnement. Mais on veut aussi que le public découvre de nouvelles formes visuelles », résume Cyril Drouhet. Un pari réussi, tant les œuvres exposées parlent à tous les sens, et laissent dans les esprits une empreinte durable. « Quand vous accueillez 320 000 visiteurs par an, vous devez penser à toutes les sensibilités. Certains viennent pour le photojournalisme, d’autres repartent bouleversés par une photographie artistique. » À La Gacilly, l’émotion est à ciel ouvert.
Le festival photo de La Gacilly est à voir jusqu’au 5 octobre 2025. Plus d’informations ici.