Enfant, je me souviens que mon père me racontait des histoires sur les visiteurs qui passaient par Ohkay Owingeh pendant l’été. Mon père et ses sœurs évoquaient comment, enfants, ils s’asseyaient devant l’église et attendaient que des touristes passent en voiture, espérant être payés pour qu’on prenne leur photo. Ils traversaient ensuite la rue pour aller à l’épicerie s’acheter des poignées de bonbons à un centime. Avec un simple nickel, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, ils pouvaient se procurer assez de sucreries pour en partager entre frères et sœurs.
Mon père est mort depuis, et je donnerais tout pour retrouver certaines de ces vieilles photographies de lui et de ses frères et sœurs enfants. Je les imagine conservées dans un grenier poussiéreux de la côte Est, avec d’autres « souvenirs » d’un été depuis longtemps oublié au Nouveau-Mexique. Je continue de chérir et de sourire à ces histoires familiales, que je transmets à mon fils à mon tour. C’est ainsi que les traditions demeurent vivantes. Nous, habitants du Nouveau-Mexique, sommes le lien entre ceux qui nous ont précédés et ceux qui ne sont pas encore nés — et les photographies peuvent être de puissants vecteurs de mémoire et de continuité.
Je me suis souvent demandé si les visiteurs du Nouveau-Mexique se rendent compte de l’impact que leurs photographies — le fait même de prendre des images — peuvent avoir sur les générations futures. Le simple acte photographique est une forme d’extraction. Mais pour les habitants du Nouveau-Mexique, toute pratique extractive est équilibrée par une valeur essentielle : celle de la réciprocité, profondément ancrée dans les relations communautaires et les traditions culturelles. Par exemple, lorsque nous recueillons l’argile et d’autres matériaux pour créer un pot micacé, nous demandons à notre Terre-Mère, Nan Ochu Kwiyó, la permission de le faire. Chez les Tewa, l’acte délibéré de partager ses intentions au moment de recueillir et d’utiliser l’argile fait partie intégrante du processus de création.



L’acte de photographier n’est pas différent. C’est un geste intentionnel, une manière d’entrer en dialogue. La façon dont les images sont prises et partagées, souvent dans des contextes intimes, peut créer et renforcer des liens communautaires durables. Une photographie peut relier les gens et leurs valeurs, tout en tissant les récits qui définissent les histoires d’une communauté. Lorsque ces images circulent dans le domaine public, elles acquièrent leur propre vie et leurs propres interprétations.
Historiquement, les traditions culturelles, les peuples et les paysages du Nouveau-Mexique ont inspiré des générations de photographes et d’artistes. Les peuples autochtones du Sud-Ouest figurent parmi les plus photographiés et documentés des États-Unis. Les images de Kevin Bubriski représentant les danses et cérémonies pueblos s’inscrivent dans cette longue tradition de création et de capture d’images. Avec la publication de ce livre, elles deviennent un acte de réciprocité, revenant vers les peuples et les communautés dont elles sont issues.
Comme lorsqu’on recueille l’argile auprès de la Terre-Mère, le cadrage d’un sujet à photographier est un acte intentionnel. Bubriski écrit : « Appareil en main, j’ai toujours laissé ma curiosité guider mon regard. Ou peut-être est-ce mon regard qui déclenche ma curiosité. » En tant qu’objet tangible, porteur d’un instant précis, une photographie transmet une forme de preuve de ce qui a eu lieu. Ce qui n’est pas inclus dans le cadre, ce qui se situe en dehors, fait pourtant partie intégrante de l’image, éclairée par l’expérience et la connaissance du spectateur. En observant ces photographies en noir et blanc des danses pueblos, on croit percevoir l’écho du tambour sur la plaza, sentir la fumée de genévrier et de pin s’échapper des foyers, et entendre le rire des enfants alentour.
« Un jour, alors que je vivais au Nouveau-Mexique à la fin des années 1970 et 1980, j’ai rencontré le jeune photographe Kevin Bubriski, arrivé ici comme beaucoup d’entre nous venus d’ailleurs », raconte le grand photographe Bernard Plossu, lui-même auteur d’un livre devenu mythique sur le Mexique, Le voyage mexicain (1979). « Il m’a montré ses tirages du Népal. J’ai su immédiatement qu’il était un vrai photographe ; les bonnes images portent une évidence immédiate. Il est resté, comme beaucoup d’entre nous, des années durant, sous la passion de ce que l’on appelle ici “la terre d’enchantement”. »



L’une des images les plus saisissantes de The New Mexicans montre Joe Garcia, alors jeune homme, avec sa femme et sa fille. Prise lors de la fête annuelle d’Ohkay Owingeh, la photographie capture probablement une courte pause pour les danseurs, un moment de répit sous la chaleur accablante d’un après-midi de juin. La fille de Joe boit avec plaisir une gorgée d’une canette de Shasta. Comme beaucoup d’autres images de la série, celle-ci saisit l’innocence d’un jeune danseur comanche avec sa famille. Plus tard, Joe deviendra gouverneur de sa tribu et une figure nationale du mouvement amérindien. Par un geste de réciprocité, ces photographies serviront de repères intimes pour les familles qui les regardent et raviveront les souvenirs de moments privés et de rassemblements publics.
D’autres photographies remarquables représentent des hommes autochtones incarcérés à la prison d’État du Nouveau-Mexique, célébrant leur pow-wow annuel en compagnie de leurs proches. Ces images capturent un espace et un temps d’intimité, où les traditions culturelles persistent malgré le cadre contraint. Les pow-wows, souvent intertribaux, reposent sur des liens familiaux et communautaires. Peut-être influencés par la promulgation du American Indian Religious Freedom Act quelques années plus tôt, en 1978, ces hommes et leurs familles créent un espace de guérison visible à travers les photographies de danse et de chant. En restaurant des libertés fondamentales, la loi a permis aux Amérindiens de pratiquer et d’exprimer leurs rites religieux et traditions culturelles. Ces pratiques, sociales ou villageoises, constituent souvent des moments à part, où s’affirme un mode de vie. Ce qui frappe ici, c’est le niveau d’accès que Bubriski a su obtenir, appareil en main.
« Beaucoup d’entre nous ont passé des années, voire toute une vie, à photographier les paysages spectaculaires », confie Bernard Plossu. « Bubriski a réagi autrement : il s’est intéressé aux gens, comme cela lui était arrivé auparavant au Népal. Peu à peu, il a cherché à saisir les différents modes de vie de cet État, du Sud au Nord, du Santa Fe chic à l’Albuquerque authentique, jusqu’à Taos. Il est devenu ce que l’on appelle un “photographe engagé” de cette terre. Ses images ont été réalisées patiemment au fil des années. La patience est l’une des clés des bons photographes : les choses visuelles arrivent à ceux qui sont toujours prêts. Ainsi, des images de chevaux en liberté, de danses pleines de sens dans les pueblos, de jeunes gens se baignant dans la neige, de lowriders, de personnes élégantes, d’hommes en costume lors de réunions, de cow-boys dans les rodéos, de musiciens, de guitares et d’accordéons, de portraits de ses confrères photographes, de funérailles, de coureurs… »







Les années 1980 furent une période charnière, pour le pays comme pour les habitants du Nouveau-Mexique : une époque de transition, de mouvements sociaux vibrants et parfois tumultueux, un moment où l’on se trouvait au seuil d’une nouvelle ère — celle d’internet — qui allait tout transformer. Les photographies de Bubriski capturent ce moment. Bien qu’en noir et blanc, leurs ombres et leurs lumières traduisent la vivacité d’un peuple et de communautés pleines de couleurs et de vie, même lorsque les sujets ne sont pas dans le cadre.
L’image d’une Cadillac abandonnée face à deux croix de bois à Truchas éveille des souvenirs et des questions infinies. Une voiture abandonnée peut sembler banale dans les zones rurales du Nouveau-Mexique, mais cette image retient notre attention et suscite la curiosité. À qui appartenait ce véhicule ? Avait-il une famille ? Jusqu’où avait-il voyagé dans cette voiture semblable à un bateau ? Quelle musique passait à la radio ? Est-il devenu plus tard un lowrider brillant ? Bien qu’apparemment abandonné sur des blocs de ciment, ce véhicule continue de vivre à travers la mémoire et les récits familiaux. Demandez à n’importe quel habitant du Nouveau-Mexique de raconter son voyage le plus marquant, et les souvenirs surgiront aussitôt.
Les photographies elles-mêmes peuvent servir de véhicules, permettant de revisiter les lieux et les êtres, et de découvrir des vérités nouvelles. Une image peut transformer notre manière de penser et de ressentir. Les photographies de Kevin Bubriski dans The New Mexicans nous rappellent l’esprit et le lieu que nous appelons le Nouveau-Mexique, et elles nous montrent qui nous étions et qui nous sommes.
The New Mexicans, 1981–83, de Kevin Bubriski, est publié par Museum of New Mexico Press et est disponible au prix de 50$.











