À la Cité internationale des arts, au cœur de Paris, Sylvie Bonnot a trouvé un nouvel ancrage pour prolonger son travail photographique en Amazonie. Invitée dans le cadre du programme Elles & Cité, elle a transformé son atelier en véritable « capsule », lieu de rigueur et d’expérimentation. C’est là qu’a pris forme Le Royaume des Moustiques, un projet au long cours qui interroge à la fois la mémoire coloniale, les migrations, et notre relation au vivant.
C’est lors des voyages en Guyane et au Suriname que l’artiste a rencontré des communautés hmongs et bushinengués, héritières d’histoires de déplacement et de résistance. Ses images, transposées par le procédé singulier de la « Mue » — séparation et transfert de la peau argentique des tirages — deviennent autant de fragments de paysages, de corps et de récits. « Avec grâce et intensité, ses images tissent une trame poreuse aux questions qui travaillent la conscience et la chair des habitant·es de ces contrées à la fois lointaines et enchevêtrées à leur destin commun avec l’Hexagone », écrit le photographe Alain Willaume, qui l’a accompagnée durant la résidence.
Pour Bénédicte Alliot, directrice de la Cité internationale des arts, cette démarche incarne parfaitement l’esprit du programme : « Il s’agit d’offrir aux artistes un espace-temps rare, à la fois protégé et ouvert, qui leur permet de déplacer leurs pratiques et d’expérimenter de nouvelles formes. » Elle souligne aussi la capacité de l’artiste à transformer ses doutes en moteur créatif : « Ce qui frappe chez Sylvie Bonnot, c’est la façon dont elle s’autorise à se mettre en danger pour que son travail évolue. La Cité n’est pas un lieu de confort, c’est un lieu de recherche. »
De cette période intense est née la série Soulèvements, première cristallisation du Royaume des Moustiques, présentée en juin 2025 lors de son Open Studio. Elle sera prochainement également montrée à Paris Photo par Hangar Gallery, puis à Photo Hanoi 2025 et en Guyane. Entre paysages et portraits, archives et gestes contemporains, Sylvie Bonnot ouvre un récit à la fois intime et collectif, où se joue la justesse de notre regard sur l’Amazonie et sur ceux qui l’habitent.
Dans l’entretien suivant, l’artiste nous invite à découvrir toutes les particularités du Royaume des Moustiques.
Vous décrivez votre atelier à la Cité internationale des arts comme une « capsule ». Qu’entendez-vous par là ?
La résidence, je l’ai vécue comme un immense paquebot, avec plus de 260 ateliers. Dans mon studio, j’ai eu la sensation d’être dans une capsule spatio-temporelle. Je savais que je devais terminer la série avant la fin de la résidence, parce que les conditions particulières induisaient une contrainte et un changement dans ma production.
Comment est né votre projet Le Royaume des Moustiques ?
Le point de départ a été une résidence en Guyane amazonienne, accompagnée par la MAZ (Maison de la photographie d’Amazonie – Guyane) et la Station culturelle de Martinique. Je voulais croiser mes recherches pour la Cité des arts avec ce terrain. J’ai découvert un paysage traversé par des migrations et marqué par l’histoire. Les Hmongs, par exemple, ont été installés par l’État français en 1977 après les guerres d’Indochine et du Vietnam. Leur savoir-faire agricole répondait alors au « Plan vert » de Giscard d’Estaing pour l’autonomie alimentaire. Cette stratification historique et politique du territoire est devenue centrale dans mon travail.
Pourquoi vous intéresser à ces communautés ?
Parce qu’elles sont invisibilisées. On apprend aux enfants en Guyane que Vercingétorix est leur ancêtre, mais en métropole, on ignore totalement que leur histoire fait partie de la nôtre. Ces communautés, qu’il s’agisse des Hmongs venus d’Asie ou des réfugiés bushinengués du Suriname dans les années 1980, ont transformé la forêt et s’y sont intégrées. Ce rapport à la mémoire et à l’identité m’a semblé essentiel à explorer.
Vous avez aussi travaillé avec le CNES et les archives spatiales. Quel lien faites-vous entre l’espace et la Guyane ?
Cela fait plus de dix ans que je collabore avec l’Observatoire de l’espace du CNES. J’ai travaillé sur les ballons stratosphériques pour Nuit Blanche en 2017, puis sur le Cosmodrome de Baïkonour. L’espace, pour moi, c’est une utopie : des géographies qui n’existent pas encore mais que l’on cherche. En arrivant en Guyane pour travailler sur le spatial, j’ai eu envie d’élargir mon regard et d’explorer la forêt et ses communautés. Ce passage du rêve spatial à la réalité amazonienne s’est imposé naturellement.
Votre procédé, la « Mue », est très particulier. Pouvez-vous l’expliquer ?
J’ai inventé ce processus il y a douze ans. Je sépare la « peau » de l’image, la couche de gélatine, et je la transpose sur un nouveau support. Cela peut être du papier, un mur, de l’aluminium. Ce que je cherche, c’est à rendre l’image organique, fragile, changeante. La Mue est devenue mon langage photographique, une façon de convoquer mon propre engagement physique dans l’image.
Pourquoi appliquer la Mue à ce projet ?
Parce qu’elle exprime la transformation et la fragilité, comme celles du territoire amazonien. Les tirages deviennent des fragments de forêt, de cultures, de mémoire. La Mue traduit la tension entre les corps fatigués et la terre fatiguée, entre les cultures agricoles et la forêt. Elle incarne aussi un rapport à la peau, ce qui fait écho au titre du projet.
Pourquoi avoir choisi le titre Le Royaume des Moustiques ?
En arrivant en Guyane, on devient immédiatement désirable pour les moustiques. Leur piqûre est un rappel physique de notre présence « exotique » sur ce territoire. Ce malaise dit quelque chose de notre place fragile et questionnée dans cet environnement. Le titre évoque cette relation à la peau, au vivant et à l’épreuve du climat tropical.
Vos images oscillent entre documentaire et création plastique. Comment les définiriez-vous ?
Je ne sais pas si elles sont documentaires. Elles ont à la fois une part d’universalité et un certain mutisme. Elles se situent dans un entre-deux. Ce que je cherche à convoquer avec la Mue, c’est une dimension existentielle de l’image : quel est notre rapport au vivant, et quel est notre rapport à sa représentation ?
Le spectateur peut parfois toucher vos œuvres. Pourquoi ce choix ?
Certaines pièces, comme les Murmures, je les invite à être touchées. La matière fragile révèle sa force au contact. Pour moi, cela crée une expérience différente de la photographie, une osmose entre le processus et ce que l’image renvoie. C’est une pédagogie : par le toucher, on comprend mieux la justesse de l’image que par un discours technique.
Vous insistez beaucoup sur la « justesse » des images, plus que sur leur beauté. Que voulez-vous dire ?
Pour moi, il doit toujours y avoir justesse entre la restitution que je propose et l’expérience vécue par les sujets. Si ce n’est pas juste, ça ne fonctionne pas. Je pense toujours à la personne concernée qui pourrait se tenir à côté de moi en regardant l’image. La beauté vient après. Ce qui compte d’abord, c’est la justesse et la dignité.
Comment se déploie le projet dans le temps ?
C’est un projet long, basé sur cinq résidences, qui s’étendra jusqu’en 2028. J’ai bénéficié de soutiens de la Cité internationale, de l’ECPAD, de la Station culturelle en Martinique, et récemment de l’Académie des beaux-arts. Ce soutien m’a permis de participer à la Biennale photographique de Guyane, bientôt à Hanoi, et d’annoncer un solo show à Paris Photo.
Quel impact espérez-vous avec Le Royaume des Moustiques ?
Donner à voir des personnes et des communautés qui ne le sont pas. C’est une réflexion sur le paysage mais aussi une manière de rappeler que leur histoire est liée à la nôtre. J’espère que le public — visiteurs, lecteurs, spectateurs — pourra entrer dans le projet à différents niveaux, mais toujours avec ce fil conducteur : rendre visible, et rendre justice.
Plus d’informations sur Sylvie Bonnot et le Royaume des Moustiques ici. Plus d’informations sur la Cité Internationale des Arts ici.