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Paul Hart, paysage dénaturé

Paul Hart, paysage dénaturé

L’artiste britannique Paul Hart a photographié des terres défigurées par un productivisme outrancier. Des images à la fois simples et symboliques.

« Paysage : ce que l’oeil embrasse du regard ». Si un paysage est toujours un lieu, un lieu n’est pas systématiquement un paysage. Il ne le devient que lorsqu’un regard s’y arrête et s’y attarde, un regard qui le désigne, l’apprécie, le valorise et le magnifie. Un touriste, un photographe, un peintre qui l’étudie, le contemple, l’immortalise et le transforme, au bout du compte, en spectacle. Un regard souvent étranger. Car pour ceux qui y travaillent, un lieu, aussi enchanteur soit-il, n’est que l’espace d’une pratique. Ils le cultivent, le préservent ou l’agrémentent sans pour autant le voir comme un paysage. Le sociologue Raymond Williams affirmait qu’« une terre qu’on travaille n’est presque jamais un paysage ». Il lui faut, pour que naisse un paysage, « un observateur conscient qui ne se contente pas de regarder mais qui a conscience de le faire comme une expérience en soi ». 

Bass Maltings, 2017. RECLAIMED © Paul Hart

La photographie de Paul Hart s’inscrit dans une nouvelle vision du paysage anglais. Ses images intègrent les dimensions sociales, historiques et politiques du paysage rural, dimensions longtemps ignorées dans un des pays les plus industrialisés et urbanisés du monde. Ici, apparaît la dialectique de la nature et de la culture, de l’individuel et du collectif, du réel et du symbolique. Une dialectique revendiquée par Hart dans le choix même d’un sujet historiquement et politiquement emblématique, les Fens, ces terres marécageuses dénaturées au sens littéral, converties au fil des siècles en champs fertiles et rentables. 

Garwick, 2018. RECLAIMED © Paul Hart

Selon l’historien Eric Ash, « Les projets de drainage ont toujours été une question politique. Récupérer les Fens nécessitait non seulement de les assécher, mais de civiliser aussi ses habitants de façon à préserver le bon fonctionnement du gouvernement et de l’économie de marché. La terre et les gens des Fens ont fini par être transformés, mais cette transformation a eu des effets écologiques pervers qui ont créé plus de problèmes qu’ils n’en ont résolu. » Ainsi, photographier les Fens, c’est exposer une nature maîtrisée, ordonnée et raisonnée à l’excès, un paysage créé de toute pièce comme le serait un jardin, à la différence majeure qu’ici, l’appropriation humaine par le travail et la technique est partout ostensible.

Walpole St. Andrew, 2019. RECLAIMED © Paul Hart

Les paysages de Hart font dialoguer l’art et le document, le lyrisme et la narration, le sublime et l’ordinaire. Partout ou presque, des formes rectilignes et régulières se développent, celles des sillons impeccables qui répondent aux rangées d’arbres, aux constructions industrielles et aux structures métalliques. Verticales, horizontales et diagonales se multiplient au fil des pages, perturbées de temps à autre par l’incongruité d’une courbe. Elles nous rappellent que les ambitions humaines de domination et d’exploitation de la nature et du vivant sont comblées, comme le rêvait Descartes qui souhaitait « nous rendre maîtres et possesseurs de la nature ».

North Terrace, 2018. RECLAIMED © Paul Hart

Ainsi divisés, quadrillés et géométrisés, les paysages semblent maintenus en cage. D’où l’impression d’immobilité, de quasi paralysie, qui s’en dégage. Aucun mouvement n’anime cette nature presque morte, aucun oiseau n’éveille ces ciels bas et lourds et ces horizons sans fin. Une atmosphère figée et silencieuse, presque irréelle, servie et renforcée par le choix d’une palette monochrome. Mille tonalités de gris s’y déclinent, du plus sombre au plus nacré, autant de nuances mélancoliques qui traduisent la vision désenchantée de Hart. D’une netteté tantôt limpide, tantôt spectrale, ces images d’une beauté tragique invitent à la méditation, loin de celle que nourrissaient les Romantiques devant la nature indomptée et grandiose.

Walsingham Fen, 2019. RECLAIMED © Paul Hart

Nous ne sommes pas face au sublime d’Edmund Burke et son « horreur délicieuse ». Le sentiment de danger existe bien dans les paysages de Hart mais il ne déclenche pas « une sorte d’exaltation mélangée de terreur et de surprise». Ici, pas de saisissement ni d’émotion violente, plutôt une impression d’inquiétante étrangeté qui s’insinue, nous caresse et nous enveloppe. Aucune esthétique du choc, plutôt une esthétique de la catastrophe annoncée ou déjà accomplie : le vide, l’absence et la perte, qui traversent et relient en filigrane toutes les photographies de Hart, évoquent l’imaginaire eschatologique contemporain. L’espace rural ou urbain, désert et dépeuplé sert en effet de pivot autour duquel s’articule le langage visuel des récits post-apocalyptiques actuels. Devenu un motif récurrent et emblématique de ce type de récits, il a pour fonction d’« illustrer la peur d’un avenir dystopique » et nous incite, selon l’historienne Dora Appel, « à nous demander si le système capitaliste représente le progrès durable ou la voie du déclin».

Old Bedford River, 2019. RECLAIMED © Paul Hart

Choisir pour thème des terres défigurées par un productivisme outrancier, les traduire en paysages d’une beauté crépusculaire pour mieux souligner leur ordonnance tragique et leur dépouillement austère, comme le fait Hart, relève d’un questionnement critique et politique similaire. À l’inverse des photographies de paysage qui, longtemps, ont servi à incarner le corps collectif et historique de la nation, celles de Hart prennent une valeur universelle : les Fens malmenées et épuisées résonnent comme une métaphore subtile de ce que l’humanité engendre et s’inflige. La noirceur délicate de ses images fait voler en éclat la croyance sereine d’un monde en progrès, héritage d’un siècle des Lumières qui, dans son élan optimiste, a oublié les effets mortifères de la cupidité. Des paysages dont la puissance pathétique et sans issue nous fascine, comme le miroir tendu de notre aliénation, illustration parfaite de ce que rappelait le philosophe Slavoj Žižek au tournant du millénaire : « le paradoxe dans cela, est qu’il est beaucoup plus facile d’imaginer la fin de la vie sur terre, qu’un changement beaucoup plus modeste dans le capitalisme ».

Five Towns Pumping Station, 2019. RECLAIMED © Paul Hart

Par Isabelle Bonnet

Isabelle Bonnet est une historienne de l’art de la photographie, écrivaine et commissaire basée à Paris. Ce texte est un extrait de l’original publié dans le livre de Paul Hart, Reclaimed.

Paul Hart, Reclaimed
Publié par Dewi Lewis
35£

Livre disponible ici.

Paul Hart est representé par Joseph Bellows Gallery.

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