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Gilles Caron, témoin d’un monde imparfait

Gilles Caron, témoin d’un monde imparfait

Le livre Gilles Caron, Un monde imparfait accompagne l’exposition éponyme et itinérante, qui a eu lieu à Reims et se tiendra à Cherbourg à partir du 24 avril 2021 (si les musées rouvrent leurs portes). En attendant, Blind vous fait découvrir son travail remarquable à travers ses photographies et le témoignage de Robert Pledge, directeur de l’agence Contact, qui a côtoyé le photographe disparu subitement à l’âge de 30 ans. 

Quand on demande à Robert Pledge, ami de Gilles Caron, de choisir une de ses photos, il ne parle pas d’un cliché de l’Irlande du Nord, ni du Vietnam ou du Biafra. Il préfère parler d’une image d’un couple d’amoureux qui s’embrassent. Preuve de la grande sensibilité du photographe français, loin de l’enfer de la guerre qui a rythmé sa courte mais exceptionnelle carrière avant qu’il ne disparaisse à l’âge de 30 ans au Cambodge, en avril 1970.

Gilles Caron sera sur tous les fronts, couvrira tous les grands conflits de son temps. Avec toujours la même intensité, la même volonté de voir et de montrer. De témoigner, avec humanité. « Il n’y a aucune raison pour que ce monde imparfait et ennuyeux qui m’a été donné à la naissance, je sois obligé de l’assumer et de l’améliorer dans la mesure de mes moyens. On subit toujours, mais de diverses façons. Ne rien faire, c’est désolant. Jouer un rôle, c’est prendre son siècle en main, en être imprégné tout entier », écrivait-il dans une lettre adressée à sa mère en mai 1960 lorsqu’il réalisait, à contrecœur, ses trente mois de service militaire en Algérie chez les parachutistes. 

Donner un visage à la lutte

Une jeune manifestante catholique se protège des gaz lacrymogènes, Irlande du nord, Aout 1969 © Gilles Caron – Fondation Gilles Caron / Clermes

C’est ce farouche sentiment de responsabilité que montre l’exposition itinérante Gilles Caron, Un monde imparfait, prévue à Cherbourg du 24 avril au 3 octobre 2021. 150 tirages, une cinquantaine de documents, trois projections… Il a fallu deux ans de travail pour mettre en place cette exposition. Un demi-siècle après sa disparition, la photo de Gilles Caron résonne encore. Beaucoup ne connaissent pas son nom, tout le monde connaît ses photos. Comme celle de Daniel Cohn Bendit défiant avec sourire en coin et regard provocateur un policier pendant mai 68. « Caron a une aisance visuelle pour identifier dans une foule un visage qui va pouvoir incarner une lutte », explique Guillaume Blanc qui assure le commissariat de l’exposition avec Clara Bouveresse et Isabella Seniuta. 

Mais qui était vraiment Gilles Caron ? Comment travaillait-il sur le terrain ? « Un personnage entier, honnête, intègre, sérieux. Quelqu’un d’exceptionnel », nous répond Robert Pledge. Aujourd’hui grand spécialiste de la photographie, cofondateur de l’agence Contact Press Images à New York qui représente Don McCullin et David Burnett, c’est aux côtés de Caron qu’il comprend « que la photographie est quelque chose d’important »

La mésaventure du Tchad

Abba Siddick, leader du Front de libération nationale du Tchad
Lybie, janvier 1970 © Gilles Caron – Fondation Gilles Caron / Clermes

Leur première rencontre ? Robert Pledge cherche à couvrir les évènements du Tchad en 1969. Le pays est en proie à une rébellion et la France appuie militairement les forces gouvernementales pour museler les rebelles toubous”. « Ça n’intéressait personne à l’époque. Un ami m’a dit : “Tu peux écrire ce que tu veux, si tu n’as pas d’images, photos ou films, ça ne sert à rien”. » Il cherche alors à contacter une jeune agence photo, à l’époque, l’agence Gamma, créée par Gilles Caron, Raymond Depardon et quelques autres. Le contact se fait par le biais du journaliste de télévision, Michel Honorin. La première rencontre est un échec. Mais Depardon reprend finalement contact. Ils sont partants. 

Robert Pledge se souvient de ses premiers échanges avec Caron: « Il ne disait pas grand-chose, il observait avec ses yeux bleus clairs. Ce n’était pas un bavard. Il parlait en phrases courtes. Il posait des questions pratiques ». L’expédition est montée. Le 12 janvier 1970, Pledge se retrouve avec Depardon, Caron et Honorin à l’aéroport du Bourget à Paris. Direction le Tchad, puis dans la région du Tibesti à la rencontre des rebelles. Sur les planches contact de Gilles Caron, les photos de l’expédition ressemblent presque à un road trip entre amis. Sur les pistes du désert libyen en Land Rover. Sauf que l’aventure va rapidement se compliquer.

« Cette fois-ci c’est foutu, cette fois-ci, on est vraiment foutus. »

Porteur d’obus, Guerre civile du Biafra, Nigéria, avril 1968
© Gilles Caron – Fondation Gilles Caron / Clermes

Le groupe prend contact avec des rebelles à la frontière de la Libye. Ensemble, ils s’arrêtent dans le village d’Aouzou, une oasis au nord du massif du Tibesti. Tôt un matin, Pledge se retrouve avec Caron dans une ancienne école bombardée par l’aviation française, sans toiture. Ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’ils sont suivis depuis un long moment par un groupe de goumiers de l’armée tchadienne. « Tout d’un coup Caron me dit “On nous tire dessus, on nous tire dessus!”. Je le vois prendre ses caméras et littéralement plonger dans le bâtiment. Je le suis. Et j’entends des balles qui ricochent », raconte Robert Pledge.

Il se retrouve alors pris au piège avec Caron et quelques rebelles qui les accompagnent. La fusillade dure plusieurs heures.  « Un vieux combatant à côté de moi claque des dents. Alors que son chef lui ordonne de prendre une position, il se lève, fait trois pas et une balle le chope au cou. Il fait une pirouette sur lui-même, tombe à la renverse sur le dos et se vide de son sang. Pour moi, ce moment-là est irréel. Je me dis “il y a dix jours on était à Saint-Germain-des-Prés” », se souvient-il. Caron, coincé dans un coin avec son appareil photo, sort cette phrase : « Cette fois-ci c’est foutu, cette fois-ci, on est vraiment foutus ».

« Une approche très filmique de photographier »

Les quatre hommes sont faits prisonniers. Ils passeront une semaine dans le fort de Bardaï avant de passer trois semaines détenus dans la capitale Fort Lamy, aujourd’hui N’Djaména. Miraculeusement, Gilles Caron parvient à faire sortir les films qu’il avait cachés dans ses chaussettes et ses sous-vêtements. Un périple fou que raconte Robert Pledge : « Grâce à un sergent-chef français, les films sont remis à un pilote d’un Nordtlas de ravitaillement militaire qui se rendait à Fort Lamy. Qui les a ensuite remis à un pilote de la compagnie civile française UTA, qui à son tour les confie à une hôtesse de l’air qui, arrivée à Paris appellera Gamma. »

C’est ainsi qu’on apprend leur disparition. Les photos de l’embuscade prises par Gilles Caron feront la Une de Paris Match et de L’Humanité. Le soir de leur libération, Caron, marié, père de deux enfants, se confie à Pledge. « Pendant deux heures, il m’a raconté sa vie. Il me dit “cette fois-ci c’est fini je m’arrête, j’ai ma famille, Marianne et mes deux filles, j’ai pris trop de risques.” » Une amitié s’est forgée. 

Quelques semaines plus tard, ils prendront un repas ensemble. Gilles Caron lui annonce qu’il repart au Cambodge. « Il m’a dit : “Je ferai très attention.” Il ne voulait pas que je puisse penser qu’il m’avait menti. Il est retourné au Cambodge parce qu’il était curieux, parce qu’il était journaliste et qu’il avait ce sentiment de responsabilité », explique Pledge. Gilles Caron disparaît quelques jours plus tard, en avril 1970, sur la route numéro 1 reliant Phnom Penh à Saigon. Son ami apprendra la nouvelle dans les colonnes du journal Le Monde.

Président de l’Association Gilles Caron pendant plusieurs années, Pledge résume sa photographie ainsi : « C’est un travail qui n’a pas vieilli. Caron est moderne et profondément honnête dans son approche. On peut reprendre son travail cinquante ans plus tard, sa photographie donne toujours l’impression que ça a été pris hier. Il y a quelque chose de clair, de limpide chez lui qui est exceptionnel. »

Qu’il soit sur les pavés de mai 68 ou en haut de la colline de Dak To, dans l’enfer du Vietnam, Gilles Caron déclenche sous tous les angles, avec une grande rigueur, mêlée à une formidable liberté. « Il avait une approche très filmique dans sa façon de photographier. Il virevoltait, se déplaçait rapidement, avec fluidité, grâce à sa petite taille. Il avait une légèreté dans ses déclenchements », décrit le directeur de Contact Press Images. On retient de la photographie de Gilles Caron, de cette carrière courte et si intense, un dynamisme de la prise de vue, une grande humanité, où un visage, un regard, devient le symbole d’une lutte, l’icône d’une période de l’histoire que le photographe a voulu voir, pour lui-même et pour les autres.

Par Michaël Naulin

Michaël Naulin est journaliste. Passé par les rédactions de presse régionale et nationale, il est avant tout passionné de photographie et plus particulièrement de photoreportage.

Gilles Caron, Un monde imparfait
Textes de Guillaume Blanc, Clara Bouveresse et Isabella Seniuta.
Format : 20 x 25 cm (broché). 70 photographies en noir & blanc et en couleurs.
112 pages – 28 €
Livre disponible ici.

Voir l’exposition en ligne:

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