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David Rothenberg, portraits sous lumière divine

David Rothenberg, portraits sous lumière divine

Dans son nouveau livre intitulé Roosevelt Station, le photographe new-yorkais David Rothenberg capture ses sujets – banlieusards, voyageurs en transit, mendiants, missionnaires -, baignant dans une lumière de cathédrale, dans le hall de la station de métro de Roosevelt Avenue sur la 74e rue. Ces images candides, prises aux heures de pointe, revêtent l’apparence théâtrale d’un autre monde.
De Roosevelt Station © David Rothenberg

Imaginez une scène de film, tournée en haute définition, aux couleurs éclatantes, dans laquelle les deux stars les plus talentueuses de leur époque jouent les derniers moments d’une tumultueuse histoire d’amour. Ce couple inséparable depuis des mois, qui a partagé la trivialité du quotidien, doit maintenant se séparer. Le décor : une station de métro. En traversant le hall bondé, ils passent par toutes les émotions. Euphorie. Mélancolie. Confusion. Colère. Rancœur. Désespoir. Solitude. Amour. Nostalgie. Perte.

Le réalisateur du film, réaliste dans l’âme, a décidé de tourner la scène en une seule prise de douze minutes, dans une vraie station de métro, un matin à une heure de pointe. L’équipe technique a été réduite au minimum : le caméraman, le réalisateur et les deux acteurs. Ils ont répété pendant plusieurs jours mais savent que tout peut arriver dans ce décor. Ils comptent sur l’imprévu pour donner vie à leur jeu.

De Roosevelt Station © David Rothenberg

Plusieurs semaines de tournage ont été nécessaires, et cette scène finale a lieu le dernier jour. Tout repose sur ce qui va se passer au cours de ces douze minutes. Tandis que les acteurs jouent leur partie, la caméra tourbillonne et s’élève. À plusieurs reprises, le couple disparaît dans le chassé-croisé frénétique des banlieusards. Le réalisateur filme en plan large. La caméra enregistre tout – mouvements programmés, gestes fortuits et les innombrables micro-interactions entre les acteurs et le public, dans un va-et-vient d’ombre et de lumière. Les acteurs sont à l’aise, leur texte sonne juste et ils font preuve d’un sang-froid remarquable dans le flot des voyageurs. À la fin de la prise, le soulagement est palpable. 

Cinq mois plus tard, quand le film sort, les critiques sont dithyrambiques, mais le public boude. Un flop, retiré des écrans après à peine plus d’une semaine. Les acteurs tournent déjà le film suivant, mais le réalisateur est désemparé. C’était un pari courageux et artistiquement ambitieux de tourner sans gros plans, en laissant les acteurs se fondre dans ce décor du quotidien. Les spectateurs préfèrent les visages de stars en gros plan.

De Roosevelt Station © David Rothenberg

Bien des années après, le film ressuscite de manière improbable. En le regardant chez lui sur un site de streaming, un artiste remarque plusieurs moments d’une profonde beauté et d’un drame discret, sans aucun rapport avec le jeu des deux acteurs principaux. Une femme avançant dans une lumière d’un magenta pur ; un enfant regardant innocemment à travers une paroi de verre ; un homme portant des lunettes de soleil et une veste en cuir qui descend les escaliers avec beaucoup d’assurance. Inlassablement, l’artiste interrompt la circulation, transformant la narration en tableaux figés d’une accidentelle perfection. L’artiste réalise un photo-documentaire poétique au sein d’un film de fiction. 

Ce n’est pas ainsi que David Rothenberg a fait ces images. Il n’est pas cinéaste, pas plus qu’il ne s’approprie les images de films. Photographe à l’œil aiguisé, il a passé des jours à prendre des photos dans une station de New York : Jackson Heights-Roosevelt Avenue/74th Street.

De Roosevelt Station © David Rothenberg

Difficile d’imaginer l’histoire de la photographie et du cinéma sans une gare. Le premier film jamais projeté montrait une locomotive et ses wagons arrivant à quai. Des films aussi différents qu’Une femme disparait, Brève Rencontre et A bord du Darjeeling Limited expriment le dynamisme et le drame inhérents aux voyages en chemin de fer. Les gares et les wagons ont également attiré les meilleurs photographes, dont Luc Delahaye, Bruce Davidson et Helen Levitt. Mais ce sont les portraits de Walker Evans dans le métro qui restent pour beaucoup – et 80 ans après leur création – la référence. Assis dans une lumière tamisée, son appareil photo dissimulé, Walker Evans photographiait ainsi tous ceux qui prenaient place en face de lui. À partir de ses quelque six cents images, il sélectionnait et recadrait, publiant son projet en petites séquences, avant d’en faire un livre. Dans Harper’s Bazaar, il décrit le métro comme « l’emplacement rêvé pour tout photographe portraitiste fatigué du studio et des horreurs de la vanité ». Le terme « emplacement » est approprié pour désigner la sélection réfléchie d’un lieu. On y va, on attend, et on voit ce qui se passe.

Walker Evans connaissait aussi le cinéma, il s’y rendait souvent et était critique pour le magazine Time pendant la Seconde Guerre mondiale. Au début de sa carrière, il s’est essayé au cinéma vérité, mais a préféré l’immobilité mesurée. À la fin de sa carrière, il a vu John McCabe, le splendide film de Robert Altman dans lequel deux des plus grandes stars de l’époque – Julie Christie et Warren Beatty – disparaissent réellement dans l’anonymat du cadre. Walker Evans l’a décrit comme « un merveilleux bouquet de photographies ». L’expression est surprenante, mais il avait raison pour ce film en particulier, et dans un sens plus large. Tous les films sont des photographies qui doivent être vues d’une manière inhabituelle. Les films, du moins les films narratifs, dirigent l’œil et l’esprit de manière bien plus efficace qu’un cadre statique. Préférer la photographie au cinéma, c’est, en général, préférer l’absence d’emphase.

De Roosevelt Station © David Rothenberg
De Roosevelt Station © David Rothenberg

Les espaces sociaux du capitalisme avancé sont – comme ceux qui les traversent et ceux qui pourraient les photographier – pris entre la surveillance et le spectacle. En d’autres termes, ces espaces sont à la fois des pièges et des scènes, des domaines d’introspection privée et d’exposition publique ostentatoire. Par conséquent, l’acte de photographier ici, du moins à la manière de David Rothenberg, doit se situer quelque part entre le reportage et le théâtre. Bien sûr, toute photographie théâtralise son sujet. Toute personne photographiée est transformée en joueur, tout objet en accessoire, un espace en scène. Tous deviennent des signes d’eux-mêmes. Des signes dramatiques, mais énigmatiques et ambigus. Aujourd’hui, ce phénomène semble s’accentuer et s’intensifier, car l’effet le plus fondamental de la vie dans une culture saturée d’images, fixes ou animées, est que la photographie pénètre la conscience et le tissu même du monde. Nous, et ces espaces, ne nous attendons pas à être mis en images, mais nous ne sommes pas surpris quand ils le sont. Nous portons des appareils photo qui nous permettent de documenter nos expériences quotidiennes, fixes ou en mouvement. Nos halls d’entrée sont des lieux saturés de publicité, mais ils font également l’objet d’une surveillance constante par des caméras de sécurité, fixes ou mobiles. C’est ce genre d’espace observé et observable que beaucoup d’entre nous qualifient désormais de normal. Appelez-le théâtre de la vie quotidienne. Ou encore plateau de tournage. 

De Roosevelt Station © David Rothenberg

Difficile de ne pas voir dans les éclats de lumière de la station Roosevelt des accents chromatiques sur cet état de fait. Son hall et ses escaliers n’ont pas besoin d’être aussi jolis, ni aussi ostensiblement photogéniques. Ce ne sont pas seulement les passagers que cet endroit anticipe, mais aussi les caméras. Un piège bien éclairé pour les chasseurs d’ombres. Ce qui est beaucoup moins simple à anticiper, c’est un photographe aussi attentif, fasciné et engagé que David Rothenberg. Sans jugement et sans les affres de la vanité, il est entré dans le piège et a rythmé la scène trépidante, pour nous offrir une contemplation paisible. Le flux est stoppé, le cadre est figé. L’arrière-plan devient le premier. Et les figurants deviennent des acteurs. Momentanément.

Par David Campany

David Campany est commissaire d’expositions, auteur et directeur général des programmes au Centre international de la photographie, à New York. Cet essai est republié à partir du livre original.




Roosevelt Station, de David Rothenberg, est publié par Perimeter Editions, $49. Le livre est disponible ici.

De Roosevelt Station © David Rothenberg
De Roosevelt Station © David Rothenberg
De Roosevelt Station © David Rothenberg

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