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Sara Cwynar, un singulier mariage entre consumérisme et beauté

Dans son livre Glass Life, Sara Cwynar pose un regard féminin sur la couleur, la théorie culturaliste et un consumérisme dominé par l’image.
Sara Cwynar, Sahara from SSENSE.com (As Young as You Feel), 2020, de Glass Life (Aperture, 2021) © Sara Cwynar

Dans les années 1970, l’exposition « The Pictures Generation », au MoMA de New York, catapulte la photographie sur le devant de la scène artistique contemporaine. Une nouvelle ère s’ouvre alors pour elle. Les artistes profitent de cet élan pour explorer les liens entre identité, iconographie et idéologie, dans la culture américaine. Un demi-siècle plus tard, le numérique a démocratisé la production d’images et engendré leur prolifération, dans un véritable déluge d’effluves visuelles. Cernés par de grands et petits écrans, nous passons notre temps à lire et réagir à des images en tous genres, tandis que notre perception de nous-mêmes et de la vie moderne se transforme subtilement et en profondeur.

Dans son livre The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power (2019), Shoshana Zuboff évoque le terme « glass life » (vie de verre), pour décrire le fonctionnement des technologies centrées sur l’utilisation des données. Séduisante par son approche pratique, elle s’immisce insidieusement dans le sujet en érodant les liens sociaux, les frontières de la vie privée et de l’intimité, et en affaiblissant notre indépendance. « Le plus grand danger serait de s’accommoder de cette vie de verre ou alors de tenter de s’en cacher », avertit Shoshana Zuboff. « L’une comme l’autre, ces alternatives nous privent de notre faculté d’introspection, tout à fait essentielle, alors que c’est elle qui, en fin de compte, nous distingue des machines. »

Sara Cwynar, Film still from Soft Film, 2016, de Glass Life (Aperture, 2021) © Sara Cwynar

L’artiste canadienne Sara Cwynar, new-yorkaise d’adoption, reconnaît un point essentiel de son travail dans cette idée, et l’utilise pour intituler sa monographie, Sara Cwynar: Glass Life (publié chez Aperture). Le livre rassemble des portraits intriguants, aux multiples strates, ainsi que des clichés tirés de ses films Soft Film (2016), Rose Gold (2017) et Red Film (2018). Comme dans un kaléidoscope, il explore notre quotidien à travers les notions de beauté et de fétichisation du consumérisme, tout en allant chercher des archives d’images liées à ces problématiques. Avec habileté, l’ouvrage déconstruit la façon dont les images façonnent et déforment sans relâche notre perception du monde, de façon manifeste et insidieuse à la fois, pour devenir aussi invasives et perfides que les mots.

La beauté est une bête

Dans les images de Sara Swynar, à l’instar de la fortune, du statut et de la célébrité, la beauté renforce le pouvoir. Elle est fabriquée à l’image d’une devise, distribuée par l’endoctrinement, par la propagande, comme si ces mécanismes n’existaient pas. S’il est facile de gratter la surface de cette illusion, ceux qui cherchent à s’approprier les privilèges qu’elle confère luttent bec et ongles pour empêcher qu’on la démantèle.

Sara Cwynar, Ali from SSENSE.com (How to Marry a Millionaire), 2020, de Glass Life (Aperture, 2021) © Sara Cwynar

« Il semble que nous vivions dans un monde qui requiert de faire de nombreux choix, mais ce n’est qu’une illusion puisque nous ne faisons que sélectionner parmi des options prédéterminées, qu’il s’agisse de notre façon d’être, de notre style de vie et même de notre langage. Ces éléments ont été créés et dictés par le capitalisme », explique Sara Cwnynar à Rose Bouthillier dans un entretien publié dans le livre. « L’idée que le choix représente la liberté est un pilier de la culture occidentale. Dans la pratique toutefois, ce choix aboutit souvent à l’inverse, plutôt à une contrainte ou un devoir. »

La beauté s’impose comme une obligation pour toute femme et représente l’une des sources du pouvoir consenti par le patriarcat. « Si nous ne sommes pas belles, que se passe-t-il ? Avons-nous le droit d’aimer ? De vivre ? » Tels sont les questionnements de l’auteure Legacy Russel dans son introduction à l’ouvrage.

Sara Cwynar, Virginia from SSENSE.com in the Pink Rose Prada Skirt, 2020, de Glass Life (Aperture, 2021) © Sara Cwynar

Face au déni que rencontrent bien souvent ces questionnements, Cwynar crée des images aux strates multiples, tirées d’archives d’objets trouvés et d’achats sur eBay. Organisées en assemblages, les photos de Cwynar éblouissent et fascinent, un étalage outré  d’une beauté à vendre. Cwynar reprend l’œuvre emblématique de Barbara Kruger, I shop, therefore I am (j’achète, donc je suis) et va plus loin en nous mettant en garde : « nous devons absolument faire demi tour, avant que nos vies ne soient à jamais altérées, avant qu’il nous soit impossible de revenir en arrière ».

Sara Cwynar: Glass Life, Chez Aperture, $65,00. Disponible ici.

Lancement en ligne : Sara Cwynar et Lucy Gallun s’entretiennent autour de Glass Life. Jeudi 17 juin 2021 à 19:00, heure EDT

Sara Cwynar, Tracy (Cézanne), 2017, de Glass Life (Aperture, 2021) © Sara Cwynar
Sara Cwynar, Tracy (Pantyhose), 2017, de Glass Life (Aperture, 2021) © Sara Cwynar

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