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La photographie de rue : tester les limites de la loi

La photographie de rue : tester les limites de la loi

Organisée à l’espace f3-freiraum für fotografie, à Berlin, une exposition percutante, malgré sa petite taille, soulève de grandes questions sur l’éthique de la photographie de rue : l’artiste a-t-il le droit de photographier des personnes dans un espace public ? Le passant qui entre sans le vouloir dans le cadre a-t-il un contrôle sur l’image ?

À la suite des directives des autorités de chaque pays, de nombreuses expositions sont suspendues, reportées ou annulées. Nous avons décidé de publier tout de même les articles qui en parlent, quand nous avons pu notamment les voir avant la fermeture. Pour plus d’informations sur notre ligne éditoriale durant cette période, vous pouvez lire ici notre édito.

De la série A to B © Espen Eichhöfer

L’idée est venue de l’expérience personnelle d’Espen Eichhöfer, l’un des photographes présentés, qui est également co-commissaire de l’exposition. En 2013, douze de ses images ont été montrées dans une exposition de groupe à la galerie C/O Berlin. Ces photographies, choisies parmi les quelques 1600 clichés pris autour de la gare Bahnhof Zoo, illustrent des moments immobiles dans une foule en mouvement. Dans l’une de ces photographies, une jeune femme en gros plan, vêtue d’une robe en imprimé serpent traverse la rue au feu rouge.

La femme a poursuivi le photographe en justice. En 2018, l’affaire est parvenue devant la Cour constitutionnelle fédérale, qui a établi que la photographie de rue, même si elle représente la réalité brute, est protégée par la liberté artistique. Cependant, cette cour a également reconnu le droit à l’image de la plaignante, ce droit qui protège la dignité de quelqu’un et lui garantit le contrôle sur l’exploitation commerciale de son identité. En d’autres termes, le tribunal a fait valoir le droit à l’expression artistique, même lorsqu’il s’exerce au détriment des droits individuels, tout en concédant que la photographie de rue opère dans une zone indécise, et que la frontière est mince entre l’innocence et la violation de la vie privée.

À la suite du procès, Espen Eichhöfer a détouré la femme vêtue de la robe en imprimé serpent, d’où cette mystérieuse découpe blanche dans l’image. De ce geste est né une nouvelle œuvre d’art, qui nous invite à questionner les contours précis d’une absence.

Les passagers du S-Bahn, les habitants, les touristes, les clients des magasins s’intègrent à un flot anonyme de gens. L’appareil photographique fige ce courant humain, et déplace à son insu « l’homme dans la foule » dans de nouveaux contextes : espaces d’exposition, flux de photos en ligne, livres. Bien que sans nom, les passants perdent une partie de leur anonymat : plus grands que nature, immortalisés dans un très grand format, ils ne se « fondent » plus aux  autres.

De la série Manhattan © Beat Streuli and Galerie Jochen Hempel

Artiste ou voyeur

Les photographies clandestines de Beat Struli revêtent, par ailleurs, un caractère presque voyeuriste : dépourvues de compositions artistiques, elles semblent enregistrer des bribes aléatoires d’une réalité croisée en passant. Indifférentes aux intrusions dans le champ visuel, elles s’attachent aux visages aussi bien qu’aux arrière-plans, saisissant des dynamiques cachées : comme cette forme non identifiable, assombrissant près de la moitié de l’image, cet homme qui se retourne  pour observer la silhouette élancée d’une jeune femme vêtue d’une micro-jupe blanche et de leggings noirs.

Le fait que les sujets ignorent qu’ils sont photographiés confère une authenticité à la photographie de rue : nous voyons les gens tels qu’ils sont réellement, vaquant à leurs affaires quotidiennes, interagissant les uns avec les autres, rentrant du travail ou flânant, peut-être parce qu’ils viennent de perdre leur emploi. Les tribunaux reconnaissent qu’il serait impossible, pour le photographe, d’obtenir le consentement de tous ceux qui apparaissent dans le cadre. Et pourtant, l’acte de photographier n’est-il pas, par essence, quelque peu prédateur ? 

De la série Dirty Windows © Merry Alpern

Des sujets sans méfiance

Nombreux sont les photographes de rue qui privilégient la classe ouvrière, les migrants, les sans-abri, les personnes qui ne sont pas susceptibles de s’opposer à être photographiés – même s’ils ont conscience de la présence de l’appareil -, et encore moins  de porter l’affaire devant les tribunaux. La plupart de ceux qui sont passés sans le savoir dans le champ visuel d’Eichhöfer et de Streuli appartiennent à cette catégorie. Seule une infime minorité connaît ses droits et a les moyens matériels de les exercer.

Un autre groupe qui, paradoxalement, attire le regard du photographe est celui qui agit en cachette de la loi. Ainsi, Dirty Windows de Merry Alpern, récemment présenté dans Blind, montre ouvertement ce qui était censé rester à l’abri des regards. Installée dans l’appartement d’un ami, la photographe a braqué son objectif sur la fenêtre des toilettes d’une boîte de nuit clandestine, enregistrant les transactions sexuelles dans les moindres détails. Bien que la controverse entourant la série porte davantage sur  l’obscénité que sur l’atteinte à la vie privée, cette dernière demeure un problème épineux : de toute évidence, les sujets n’accepteraient jamais qu’on montre leurs activités clandestines, et même s’ils apprenaient l’existence de ces photographies, ils ne se risqueraient pas à protester publiquement.

Et pourtant, ceci est de l’art : même si elle s’égare dans une zone imprécise, fouille des secrets bien gardés ou agit dans l’ombre, la photographie de rue révèle une facette de l’humanité qui mérite qu’on l’observe de plus près, un temps inscrit dans le cadre figé.

De la série Dirty Windows © Merry Alpern
De la série Manhattan © Beat Streuli and Galerie Jochen Hempel
De la série A to B © Espen Eichhöfer

Par Ela Kotkowska

The Illegal Image : Photography between Image Prohibition and Self-Censorship

Du 2 février au 5 avril 2020

f3-freiraum für fotografie, Waldemarstraße 17, 10179 Berlin

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