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Au coeur de la diaspora cambodgienne aux Etats-Unis

Au coeur de la diaspora cambodgienne aux Etats-Unis

Au début des années 1990, le photographe Stuart Isett a réalisé des reportages sur les réfugiés cambodgiens installés à Chicago.
© Stuart Isett

C’est lorsque Stuart Isett étudie au Columbia College de Chicago au début des années 1990 qu’il entend parler d’un temple cambodgien sur Argyle Street dans le Northside. Il s’y rend pour la première fois à l’occasion du Nouvel An khmer, et se lance dans un projet au long cours visant à documenter la vie de la diaspora cambodgienne de la plus grande ville de l’Illinois. Ce travail a été publié par l’éditeur Catfish dans un livre intitulé On the Corners of Argyle and Glenwood.

Le récit débute en expliquant comment les réfugiés cambodgiens qui vivent à Chicago sont arrivés dans cette ville. Une histoire de guerre, d’absolue terreur et de génocide, qu’il est important de connaître, même succinctement, afin de comprendre la situation de la diaspora cambodgienne en Amérique.

© Stuart Isett
© Stuart Isett

Entre 1969 et 1973, en pleine guerre du Vietnam, les États-Unis bombardent la partie orientale du Cambodge afin d’empêcher le ravitaillement de l’armée du Nord-Vietnam et de ses bases le long de la frontière cambodgienne. En 1970, après un coup d’État soutenu par les États-Unis, Lon Nol prend le pouvoir. Il veut renverser le gouvernement du prince Norodom Sihanouk, qui avait permis aux Nord-Vietnamiens d’installer des bases au Cambodge et chasser ces derniers. Les États-Unis envoient alors des troupes au sol pour tenter de déloger les Nord-Vietnamiens qui s’allient alors aux Khmers rouges, en lutte contre le gouvernement.

Lorsque les Khmers rouges prennent finalement le contrôle du pays, la terreur commence. Ils vident les villes de leur population, traquent leurs opposants politiques, les intellectuels, et tuent plus d’un million de personnes. Un véritable génocide. La famine et la maladie feront aussi quantité de victimes. Fin 1978, le Vietnam envahit le pays, mettant fin au règne sanguinaire des Khmers rouges. Des centaines de milliers de Cambodgiens fuient vers des camps le long de la frontière avec la Thaïlande pour échapper aux combats et à la famine. Nombre d’entre eux trouveront refuge aux États-Unis, dans des communautés à Long Beach et Stockton, en Californie, à Tacoma, dans l’État de Washington, et à Chicago.

© Stuart Isett
© Stuart Isett

Stuart Isett s’intéressait à la situation en Asie du Sud-Est, au Cambodge et à la diaspora khmère avant d’arriver à Chicago. « Après avoir obtenu ma licence à l’université du Michigan en 1988, j’ai passé un an en Thaïlande à étudier la langue et à voyager en moto dans les régions frontalières. Passionné par l’histoire du Cambodge et de la Thaïlande, je me voyais bien universitaire. Mais après un deuxième séjour à la frontière thaïlandaise en 1991, où j’ai visité des camps de réfugiés cambodgiens, j’ai su que je serais photographe. »

Et si ce deuxième périple en Thaïlande l’a décidé à en faire son métier, l’intérêt de Stuart Isett pour ce médium est bien antérieur. C’est par sa mère et son grand-père, tous deux photographes amateurs, qu’il l’a découvert. Sa mère tenait de son père des appareils anciens avec lesquels il réalisa des clichés de 1920 jusqu’aux années 1950. Sa mère photographiait la famille avec un Rolleiflex. « Je suppose que c’est dans mon ADN. Mais je suis le premier de la famille à en avoir fait mon gagne-pain. »

© Stuart Isett
© Stuart Isett

Le temps passé en Thaïlande et sa connaissance du thaï l’ont aidé à se faire accepter par la communauté du Temple de Chicago, et a rendu le projet possible. « Beaucoup de réfugiés cambodgiens, surtout les seniors, parlent le thaï. Ce qui m’a facilité la tâche et j’ai été bien accueilli. Les Cambodgiens sont en général très ouverts aux étrangers, ainsi une famille m’a présenté à une autre, puis une autre et ainsi de suite. »

En plus des familles rencontrées au temple, Stuart Isett s’est lié d’amitié avec une bande de gamins cambodgiens qui traînait dans le quartier, les Original Loco Boyz, qu’il a photographiés. Mais leur relation ne s’est pas résumée à quelques clichés. « J’ai passé deux ans à traîner avec ces gars. J’étais à peine plus âgé qu’eux et je suis toujours resté moi-même. Sans cacher mes origines sociales ni mon niveau d’étude, j’ai partagé leur vie et les ai photographiés sans les juger. Il ne faut pas oublier qu’on ne passe pas son temps à shooter. On traîne ensemble, on discute, on boit des bières, on fume. Parfois, ils squattaient chez moi pour regarder une vidéo et échapper à la promiscuité de leurs logements. C’est une forme d’empathie, la capacité de se mettre à leur place, afin de comprendre leur existence. »

© Stuart Isett
© Stuart Isett

Trente ans après les débuts du projet, nombre de Cambodgiens autour d’Argyle Street ont déménagé à cause de la gentrification et de la flambée des prix. Certains membres de la communauté se sont installés en banlieue, alors que d’autres ont gagné des régions plus abordables. Ce qui n’a pas empêché Stuart Isett de rester en contact avec eux. « J’ai gardé des liens. Gino, avec qui j’ai passé le plus de temps pendant le projet, je lui parle tous les deux ou trois mois. Certains des plus jeunes sont devenus des adultes et m’ont contacté pour me demander des tirages. »

Ce projet a eu des répercussions bien au-delà de Chicago, jusqu’au Cambodge, contribuant à sensibiliser l’opinion publique sur le sort de la diaspora cambodgienne. « À partir de 2006, j’ai commencé à travailler sur un groupe de Cambodgiens de la même classe d’âge, expulsés vers le Cambodge pour des condamnations dans les années 1990. La plupart ne savaient même pas qu’ils n’étaient pas citoyens américains et risquaient d’être expulsés. Pendant des années, je me suis rendu au Cambodge pour photographier ces jeunes tentant de se réinsérer après leur expulsion. Aux États-Unis, j’ai bossé avec des bénévoles cambodgiens afin qu’ils partagent leurs histoires, toujours pour sensibiliser l’opinion publique. »

© Stuart Isett
© Stuart Isett

Le livre est le fruit d’une réelle collaboration entre Stuart Isett et la diaspora cambodgienne des Etats-Unis. Le photographe voulait qu’elle participe activement à l’ouvrage et aide à sa conception. « Lorsque j’ai commencé à travailler avec Charles Fox chez Catfish, nous voulions que les Américains d’origine cambodgienne soient réellement impliqués. J’ai bossé avec le photographe Pete Pin et l’activiste Silong Chhun. Pendant les trois quatre mois de confinement, on se retrouvait régulièrement via Zoom pour trier des centaines d’images, les choisir et écrire le texte. C’était très important pour moi. Je voulais que ceux qui avaient vécu ces événements participent à la réalisation du livre. »

Une fois l’ouvrage publié, il a été plébiscité par les Cambodgiens d’Amérique. « À sa sortie, il a fait un tabac auprès de la communauté, en particulier chez les jeunes Américains d’origine cambodgienne, qui étaient tout jeunes à l’époque. J’ai reçu quantité d’emails et de coups de fil pour me remercier d’avoir raconté cette période de l’histoire de la diaspora cambodgienne. » Grâce à cet enthousiasme, la première édition a été rapidement épuisée. Mais Stuart Isett a bon espoir qu’il soit réimprimé.

Par Robert E. Gerhardt, Jr.

Robert Gerhardt est un photographe et journaliste qui vit à New York. Ses photos et ses écrits ont été publiés dans The Hong Kong Free Press, The Guardian, The New York Times et The Diplomat.

On the Corners of Argyle and Glenwood est publié par Catfish, 12 £.

Un entretien avec Stuart Isett, Silong Chhun, Pete Pin et l’éditeur Charles Fox est disponible sur YouTube.

Plus d’informations sur le site de Stuart Isett.

© Stuart Isett
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