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Du bon usage des fonctions de rotation et de recadrage automatiques

Du bon usage des fonctions de rotation et de recadrage automatiques

J’ai une relation légèrement dysfonctionnelle avec mon iPhone. Qui présente tous les signes de la codépendance : j’aime que mon iPhone soit toujours là pour moi. Il confirme mes attentes lorsque je photographie la plage au coucher du soleil et il me flatte en mode portrait. Mais je me délecte aussi de ses échecs. Je soupire devant l’appareil lorsqu’il peine à trouver la mise au point pour photographier une œuvre d’art. Je lui donne un petit coup de main condescendant lorsqu’il tente de reconnaître les visages sur des dessins réalistes. Notre compétition a débuté lorsque l’appareil a commencé à vouloir être plus malin que moi en redressant et recadrant automatiquement mes photos. Je n’étais pas le seul à être frustré. Les forums de Reddit sont envahis d’utilisateurs exaspérés par ces fonctions. Voici un commentaire type : « Le recadrage automatique ne répond presque jamais à mes attentes. » Un autre décrit la rotation automatique comme un « détail – certes minime – mais qui m’exaspère au plus haut point ». Les « redditeurs » supposent désormais qu’Apple a prêté attention à leurs plaintes, puisque la fonction de recadrage automatique a été supprimée d’iOS 14.

Pourquoi la fonction de rotation et de recadrage automatiques a-t-elle été à ce point une erreur ? Et pourquoi ce problème « certes minime » a-t-il suscité des réactions aussi excessives ? Peut-être cela semble-t-il idiot d’anthropomorphiser l’appareil photo, mais ces machines ont été fabriquées par l’homme et nous pouvons y voir des preuves de préférences et même de préjugés inconscients. La netteté, la saturation et le contraste de la plupart des photos de smartphones sont conformes aux idéaux contemporains. Pourtant, les règles utilisées pour l’auto-rotation et le recadrage des photos sont dépassées ; elles constituent un retour en arrière évident vers des conseils qui figurent dans les manuels d’utilisation destinés aux photographes amateurs depuis le début du XXe siècle. Pour reprendre les termes de Kodak, ces manuels promettaient d’enseigner au lecteur « comment faire de bonnes photos », mais c’était toujours au photographe de suivre les prescriptions du guide. Avec l’apparition des premiers appareils photo compacts dans les années 1970, la mise au point et l’exposition automatiques ont commencé à corriger les erreurs qui avaient autrefois gâché les photographies amateures.

How to make good pictures, 1987 © Kodak

En raison de toutes les erreurs qui ne pouvaient pas être corrigées par les systèmes automatisés de l’appareil, certains laboratoires photo ont commencé à étiqueter les mauvaises photos avec des stickers qui signalaient les erreurs de l’opérateur. L’un de ces stickers décrivait le contre-jour, avec pour résultat des visages plongés dans l’ombre. Sur un autre était diagnostiqué ce qui obstruait l’objectif, tels que des doigts ou des courroies d’appareil photo, et expliqué de manière pédante que tous les appareils ne sont pas équipés de viseur optique. D’autres encore ont identifié des erreurs de synchronisation du flash ou de chargement et d’avancement de la pellicule.

Les appareils photo des smartphones ne nécessitent pas de tels guides d’utilisation, car ils appliquent les règles de manière automatique. L’auto-rotation et le recadrage ont provoqué l’angoisse des photographes qui rejetaient ces règles et les voient pourtant appliquées à leurs clichés. Le fait de corriger les choix de l’appareil (encore et encore) m’a appris quelque chose sur les genres de photos que je prenais le plus souvent et m’a rappelé (encore et encore) que les ingénieurs logiciel ne considéraient pas ces photos comme bonnes – ou même comme des photos tout court. Apple Photos annonce qu’il « trie intelligemment vos photos et vidéos, et les parcourt pour y trouver des voyages, des vacances, des personnes, ou encore des animaux domestiques qu’il vous présente ensuite dans de superbes collections. » Mes nombreuses photos « prise de notes » de reçus, de pages de livres ou même de copies d’œuvres d’art n’apparaissent nulle part dans ce monde.

Andy Warhol, 1972 © Duane Michals

Les artistes ont délibérément rejeté les règles depuis que celles-ci ont été écrites. Lorsque de nouvelles conventions sont adoptées, alors, ils les renversent à nouveau. Dans l’histoire de la photographie, ces règles sont souvent liées à de nouvelles avancées technologiques promettant de meilleures images, mais qui finissent par produire des clichés génériques et ennuyeux. Au lieu de cela, les photographes regardent souvent en arrière et s’approprient d’anciens accidents, tels que le flou d’un mouvement ou le flash de l’appareil photo, comme marqueurs de leur indépendance créative. Ils placent les points d’intérêt aux bords du cadre. Ils incluent trop d’espace blanc. Ils inclinent l’horizon. Ils défient les règles et révèlent les préjugés inhérents à tout mode d’emploi qui prétend connaître le meilleur et le plus naturel moyen de faire de bonnes images.

La fonction de pivotement automatique de l’écran de l’iPhone utilisait le gyroscope interne pour détecter le mouvement du téléphone pendant la prise de vue. Elle partait du principe que l’utilisateur tournerait le téléphone dans le sens inverse des aiguilles d’une montre pour prendre une photo, en maintenant le bouton de l’obturateur sur le côté droit. Il lui suffisait ensuite de faire pivoter la photo dans le sens des aiguilles d’une montre pour corriger l’orientation. Dans certaines situations, il utilisait des méthodes algorithmiques pour identifier et redresser la ligne d’horizon. Ces conseils sur le redressement ont une longue histoire dans la littérature photographique amateur. Dès que les petits appareils portatifs ont libéré les photographes des trépieds à la fin du XIXe siècle, les manuels ont commencé à conseiller aux amateurs de maintenir leur appareil à niveau.

Why My Photographs Are Bad, 1902 © G.W. Jacobs & co

Un manuel de 1902, intitulé Why My Photographs Are Bad (Pourquoi mes photographies sont mauvaises), présente une illustration d’un horizon incliné dans lequel les mâts des bateaux à quai pointent tous de travers à treize heures. L’auteur confie avec consternation : « J’ai connu des amateurs qui ont surmonté toutes les premières difficultés de la photographie, et qui ont pourtant échoué à plusieurs reprises dans leurs clichés, parce qu’ils avaient oublié de s’assurer que l’appareil était parfaitement à niveau lors de la mise au point. » Quarante ans plus tard, le manuel de Kodak intitulé How to Make Good Pictures (Comment faire de bonnes photos) décrivait un exemple similaire. Les rédacteurs avertissaient : « Incliner l’appareil photo sur le côté fait même dévier les bateaux vers le bas de la pente ». Les horizons obliques constituèrent parmi les erreurs courantes pendant la majeure partie du XXe siècle, même s’ils sont également devenus des marqueurs de mouvement dynamique dans les images de praticiens d’avant-garde, tels que T. Lux Feininger ou Alexander Rodchenko, et de photographes de rues au milieu du siècle.

Après avoir fait pivoter une photo, l’appareil du smartphone la recadre. Le recadrage ne faisait même pas partie du lexique photographique avant la fin des années 1930. Avant l’amélioration des négatifs de petit format et l’invention des agrandisseurs utilisant la lumière électrique, les négatifs étaient généralement tirés par contact en plein cadre ou masqués de façon minimale. Avec la popularisation des appareils 35 mm, les auteurs de guides pratiques ont commencé à recommander à leurs lecteurs de composer dans le cadre plutôt que de recadrer dans la chambre noire. Ils ont imploré les nouveaux photographes de se rapprocher de leurs sujets afin de préserver une résolution maximale dans le tirage final. « Vous ne pourrez peut-être pas toujours vous approcher du sujet comme vous le souhaiteriez, mais approchez-vous le plus possible », conseillait Stanley Bowler dans son livre Beginner’s Guide to the Miniature Camera (1962) (Caméra miniature : le guide du débutant).

Charleston on the Bauhaus Roof, 1927 © T. Lux Feininger 
Stairs. 1930 © Alexander Rodchenko, Collection of the Multimedia Art Museum, Moscow

Les auteurs de manuels ont également tancé les amateurs qui incluaient trop de choses dans leurs photos. Kodak expliquait en 1936 : « L’un des défauts les plus souvent constatés dans le travail du débutant est le désir d’inclure trop de choses dans les limites de l’image. Il y a souvent matière à deux images complètes, voire plus, entassées dans une seule. » Les photographes en herbe avaient pour consigne de se concentrer sur un ou deux éléments afin de simplifier les scènes trop chargées.

Ces deux types de conseils s’imposent comme une évidence avec la fonction de recadrage automatique du smartphone. Elle abhorre les espaces blancs et zoome sur les sujets centraux pour les mettre en valeur. L’outil Recomposer de Photoshop Elements vise un effet similaire, en utilisant l’apprentissage automatique pour identifier les zones saillantes de l’image et en supprimant l’espace entre elles afin de réorienter ou de redimensionner une photo.

Imaginez ce que le recadrage automatique ferait subir à une photographie de Stephen Shore. Nombre de ses images dans Uncommon Places (Lieux insolites) reposent sur des détails soigneusement équilibrés sur les bords du cadrage. Wilde Street and Colonization Avenue, Dryden, Ontario présente un délicat entrelacs de fils électriques tout en haut du cadre. Dans Cumberland Street, Charleston, South Carolina, un immense ciel bleu est traversé par un autre fil téléphonique. Ce sont ces détails qui font l’originalité de ces photos, mais ils désorienteraient la fonction de recadrage automatique, car ils semblent accidentels ou étrangers selon les paramètres Kodak. Le recadrage automatique échouerait également dans le cadre serré et déséquilibré de L’église du Vermont de Paul Strand, dans les Jumelles tout aussi ténues de Diane Arbus ou dans les moments rêvés d’une famille de Rinko Kawauchi. Je suis attiré par ces images, et par d’autres qui bouleversent les règles de la composition, du cadrage, de la mise au point ou de l’exposition, parce que c’est cette petite part « d’erreur » qui les rend si réelles et si justes.

Cumberland Street, Charleston, South Carolina © Stephen Shore

De même, la rotation et le recadrage automatiques méritent d’être étudiés. Ces fonctions révèlent l’intention des concepteurs de cet appareil photo plus clairement que n’importe quel communiqué de presse, car beaucoup de ces choix sont inconsciemment préférés. Au cours des dernières années, les utilisateurs de Twitter ont commencé à remarquer certaines décisions suspectes de recadrage d’images prises par l’application. En mai 2021, la société a publié les résultats d’une recherche interne, qui confirmait que la fonction de recadrage automatique de l’application favorisait les images de personnes blanches par rapport aux personnes noires et que les femmes étaient préférées aux hommes. Lorsque les images dépassaient l’échelle de l’écran large de Twitter, un algorithme tentait d’identifier les éléments proéminents et de les recentrer dans le cadre. L’apprentissage automatique reflète les préjugés inconscients des cultures. Ces décisions de conception, qui peuvent sembler à première vue relever du domaine de l’esthétique, ont un réel impact politique et social. Elles décident de ce qui est vu. Chaque fois que nous nous débattons avec les fonctions automatisées, nous devons nous rappeler que les règles esthétiques sont socialement construites. Comme les soi-disant « bonnes images », les règles sont créées, et pas seulement découvertes dans la nature.

Par Kim Beil

Kim Beil est professeur en culture visuelle à l’université de Stanford avec une spécialité en histoire de la photographie.

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