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House of Bondage : l’apartheid passé au crible

Publié en 1967, House of Bondage a acquis une reconnaissance internationale. L’ouvrage relate l’histoire de l’apartheid sud-africain, la répression d’un peuple par le biais des moyens de transport, du logement, de l’éducation, et des contrôles d’identité. Aujourd’hui, House of Bondage est réimprimé pour la première fois.

C’est un livre brutal. Brutal dans sa franchise, son élan, sa colère, et le sentiment d’injustice qu’il exprime. Il déconstruit la machine de l’apartheid sud-africain, établissant des liens visuels entre les différentes mesures que l’on a prises pour déshumaniser et dégrader une population entière.

© Ernest Cole
Le sifflet a retenti, le train est en marche, mais les gens essaient toujours de monter. © Ernest Cole

C’est cette franchise qui a fait de cet ouvrage l’un des livres photo les plus influents de l’histoire. Encore aujourd’hui, son organisation, sa mise en page et le texte qui l’accompagne sont une source d’inspiration pour les photographes.

À l’exception de la couverture, de l’ajout d’une section et de quelques textes, la nouvelle édition est fidèle à l’original.

Ce livre est présenté dans le style d’un magazine, avec une alternance d’images pleine page, groupées sur une seule ou encore séquentielles, et souvent accompagnées de légendes en complément aux textes principaux.

Certaines photographies s’emparent violemment du lecteur et ne le lâchent pas, des images où l’on saisit pleinement la portée du travail de Cole. L’une d’elles représente un quai de gare : d’un côté, des Noirs massés, attendant leur navette à Johannesburg, de l’autre, une portion du quai presque vide, où sept banlieusards blancs attendent, eux aussi.

© Ernest Cole
La gare de Doornfontein à l’heure de pointe. Cette photo montre la réalité de l’apartheid sans avoir besoin de mots. Afrique du Sud, années 1960. © Ernest Cole/Magnum

Cette image résume les dures réalités de l’apartheid, la manière dont il s’est infiltré dans les esprits, les cœurs, les âmes de tous ceux qui l’ont vécu. Sur le quai, aucune clôture, aucune barrière ne séparent le côté noir du côté blanc : ces barrières n’existent – en partie – que dans l’esprit des gens.

Par ailleurs, les banlieusards blancs acceptent le privilège de ce quai vide, de pouvoir facilement réserver un billet, trouver une place, descendre du train (quand tout cela est délibérément rendu impossible, ou presque, pour les passagers noirs). C’est plus commode ainsi. Les crimes de l’apartheid ont pénétré leurs cœurs, leurs âmes : on ne peut échapper à la culpabilité raciale.

© Ernest Cole
Des élèves s’agenouillent sur le sol pour écrire, Afrique du Sud, vers les années 1960. © Ernest Cole

« Ce qui rend la situation particulièrement cruelle », lit-on dans le texte accompagnant le chapitre « Police & Passes », « n’est pas que tous les Noirs sont bons et tous les Blancs méchants, mais que les Blancs sont conditionnés à ne rien voir de mal dans les injustices qu’ils infligent à leurs voisins noirs. L’impersonnalité glacée et le bon droit de la suprématie blanche sont ce qui rendent la vie en Afrique du Sud monstrueuse… »

Le texte détaille ensuite les lois auxquels étaient soumis les Sud-Africains noirs. Ils pouvaient être emprisonnés pendant trois ans (ou condamnés à dix coups de fouet) pour s’être assis sur le banc d’un parc réservé aux Blancs ; ou encore, c’était un crime, pour un jeune homme, de vivre chez ses parents sans autorisation après dix-huit ans, on venait l’arrêter, il ne passait pas en jugement, il était dit que : « …tout Africain peut être expulsé sans sommation de l’endroit où il vit, si le gouvernement décide qu’il représente une force de travail ‘excédentaire’. »

© Ernest Cole
Enseignante vers la fin de sa journée à l’école, Afrique du Sud, vers les années 1960. © Ernest Cole

La brutalité du système de laissez-passer et la situation précaire qu’il implique est évidente dans les images illustrant le chapitre Police and Pass. La police vérifie les laissez-passer dans la rue, les gens sont intimidés, bousculés et arrêtés. Et sans laissez-passer signé par un employeur, on risque l’expulsion.

House of Bondage est divisé en seize chapitres structurant le réseau d’inégalités qui a fait de l’apartheid le fléau que l’on sait. Avec des titres tels que La qualité de la répression, Les mines, Le serviteur bon marché, ou encore L’éducation à la servitude, le livre met à nu l’interconnexion des lois de l’apartheid. 

Par exemple, si l’on est noir et que l’on travaille en ville, on n’y vit probablement pas. On prend donc un train, depuis sa lointaine banlieue. Mais les trains sont bondés, irréguliers, on ne peut pas compter sur eux. On doit donc partir plus tôt – et le soir, pour la même raison, on arrive tard à la maison, épuisé par le travail, le trajet, les contrôles de son laissez-passer par la police, sans compter qu’un membre de la famille a fait la queue pendant cinq heures pour voir un médecin à l’hôpital surpeuplé, que les enfants essaient d’apprendre quelque chose dans une classe où il n’y a ni tables, ni chaises, ni livres, et un professeur encore plus épuisé qu’on ne l’est soi-même.

© Ernest Cole
Mamelodi. L’emplacement typique comprend des hectares de maisons à quatre pièces identiques implantées dans des rues sans nom. Beaucoup sont situées à des heures de train des emplois de la ville. © Ernest Cole

Les illustrations de House of Bondage racontent cette histoire et rassemblent les différentes pièces du puzzle. Elles montrent comment les gens tentent de s’évader du régime de l’apartheid par la religion, l’alcool et le crime. On est loin de faire du sentiment.

L’avant-dernier chapitre, Banishment, s’articule autour de la loi stipulant que tout Noir peut être envoyé dans un camp de détention isolé, et cela sans procès, sans possibilité de contestation, et pour une durée indéterminée.

Le livre se conclut par un chapitre plus optimiste intitulé Black Ingenuity. Il détaille la vie culturelle évidemment présente à l’époque de l’apartheid, la volonté de créer, de chanter, de danser et d’être humain. 

© Ernest Cole
La police vérifie les laissez-passer pour s’assurer de la signature de l’employeur, de la preuve que les taxes sont payées et de la légalité de la présence en zone blanche. © Ernest Cole
© Ernest Cole
Lors de la visite médicale de groupe, les hommes nus sont rassemblés en rang. © Ernest Cole

Le travail de Cole est un mémorial, mais comme le soulignent les nouveaux textes accompagnant les images, il jette un regard critique sur notre présent : l’héritage de l’apartheid se fait sentir un peu partout dans le monde, en Israël, en Chine, au Myanmar, aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans l’Afrique du Sud elle-même. Et « … l’impersonnalité glacée et le bon droit de la suprématie blanche… » sont en bonne place dans les kiosques à journaux, sur les sites web des nations européennes, issus de ces institutions dont nous sommes si fiers.

Au niveau mondial, l’exploitation des ressources par les riches, la marginalisation des peuples autochtones, ou encore le contrôle de l’immigration reprennent le refrain de l’apartheid.

© Ernest Cole
Sans titre, Afrique du Sud, vers les années 1960. © Ernest Cole

House of Bondage résonne fortement de nos jours, à une époque où les livres photo flirtent avec le narcissisme (qui plaide coupable) et l’esthétisme. C’est un rappel à point nommé que l’absence d’ambiguïté est parfois nécessaire. Dévoilant sans rien en cacher l’histoire dont il témoigne, House of Bondage comporte malgré tout maintes nuances – et l’on ne s’étonnera pas qu’il choque encore. 

Ernest Cole: House of Bondage, Photographs by Ernest Cole, publié par Aperture. $65.00

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