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Humaniser la crise des opioïdes aux États-Unis

Humaniser la crise des opioïdes aux États-Unis

À New York, la dernière exposition du Bronx Documentary Center nous rappelle que la consommation de drogue ne relève pas de la faiblesse morale de l’individu.
Mary, 2009 © Jeffrey Stockbridge

Avec sa chaude voix du Sud, Mark Trent s’excuse pour les aboiements de son chien de chasse durant l’interview. Une heure plus tard, Jeffrey Stockbridge brosse, avec douceur mais sérieux, un tableau du quartier de Kensington, à Philadelphie. Le lien entre ces deux photographes accomplis – outre leurs articles dans le New York Times et d’autres grandes publications nationales – est leur engagement à saisir les différentes facettes de la crise des opioïdes aux États-Unis.

Rien que l’année dernière, 81 000 personnes ont fait une overdose ; l’introduction du fentanyl dans des communautés déjà exposées à l’héroïne, au K2 (du cannabis de synthèse presque cent fois plus concentré que la marijuana), à la méthamphétamine, à la cocaïne et à d’autres drogues n’a fait qu’accroître le nombre de morts. La consommation de stupéfiants – et les décès qui s’en suivent – est le résultat d’un manque de soutien, de la part du gouvernement des États-Unis, aux habitants à faibles revenus de zones rurales. Par ailleurs, cette consommation est activement encouragée par la soif de profits des géants de l’industrie pharmaceutique  (selon le National Institute on Drug Abuse, environ 21 à 29 % des patients à qui l’on prescrit des opioïdes pour des douleurs chroniques en font un mauvais usage). Aux côtés du photographe de guerre James Nachtwey, Mark Trent et Jeffrey Stockbridge ont documenté la relation de leur communauté aux opiacés pour la dernière exposition du Bronx Documentary Center, « The Human Cost : America’s Drug Plague » (Le coût humain : le fléau de la drogue en Amérique).

Dorothy Onikute, 33 ans, shérif adjoint pour le bureau de police du comté de Rio Arriba, intervient suite à un appel pour une overdose le 4 février, sur le bas côté de la route à Alcalde, Nouveau Mexique. Photographie de James Nachtwey pour le TIME © James Nachtwey
Une femme se faisant appeler Jen essaie non sans difficulté de se piquer dans le froid glacial de Boston, le 14 janvier 2018. Photographie de James Nachtwey pour le TIME © James Nachtwey
Holly, en détox dans la prison du comté de Montgomery à Dayton, Ohio, le 3 juillet 2017. Photographie de James Nachtwey pour le TIME © James Nachtwey

Les séries de chaque photographe divergent : pour James Nachtwey, le projet est constitué  de clichés pris à travers le pays, et intitulé Opioid Diaries (Journal des opiacés) ; pour Jeffrey Stockbridge, un travail de dix ans sur l’un des quartiers de Philadelphie les plus touchés par la crise, intitulé Kensington Blues ; et enfin pour Mark Trent, un voyage dans sa propre arrière-cour, en Virginie occidentale, intitulé Love, Loss, Despair (Amour, Perte, Désespoir). Leurs travaux convergent vers la même intrigue – une intrigue qui place nécessairement les toxicomanes comme des gens qui méritent qu’on leur accorde du temps, de l’empathie et qu’on s’engage pour eux.

Les reportages photographiques de Mark Trent sont nés du désir d’enquêter sur un groupe d’individus de sa ville natale en Virginie occidentale. Lorsqu’il se demandait sur quoi concentrer son travail, sa petite amie de l’époque, lui a posé la bonne question après avoir visité ce lieu où il a grandi  : « Pourquoi te fatigues-tu à chercher ailleurs ce que tu as sous les yeux ? » Il raconte à Blind ce que « sous les yeux » signifiait vraiment, décrivant par exemple ce jour où il était « en cours de dactylographie, lorsqu’un un gamin s’est mis à sniffer des pilules sous son clavier ». Et pourtant, ce phénomène répandu dans sa communauté – la prévalence des drogues et ses conséquences – était souvent passé sous silence en raison de la stigmatisation des consommateurs. Mark Trent a toujours considéré qu’il était inexcusable de traiter les individus comme quantité négligeable, quels que soient leurs origines et leurs comportements.

Menacée d’emprisonnement et pensant à son amie Barbie qui est morte d’une overdose, Allie pleure, après une longue nuit de consommation de drogue © Mark E. Trent.JPG
Allie et Regina sous la neige après l’enterrement d’une amie proche © Mark E. Trent

Mark Trent se souvient également d’avoir vu, en rentrant chez lui, les mots « PILL BILLY » graffés sur le mur d’un immeuble. « Je me suis dit, ok, ils en font aussi de l’art, ça m’intéresse. » Il s’est mis sur une piste par l’intermédiaire d’une vieille amie, Allie. Après la mort d’un ami commun, Allie et Mark ont commencé à passer du temps ensemble, partageant leur chagrin. Lorsque Mark Trent lui a fait part son désir de photographier la prise de pilules, Allie lui a simplement répondu « Eh bien suis moi »« J’ai alors cessé de chercher la grande histoire, se souvient-il, et commencé à suivre Allie. » 

Gagner la confiance des usagers ne s’est pas fait du jour au lendemain – une interview impliquait de prendre des chemins de traverse et de passer des heures à négocier, en devant parfois laisser l’appareil photo de côté. Mais au fur et à mesure qu’Allie et son vaste réseau d’amis et de familles ont commencé à se familiariser avec Mark, et face à son ouverture d’esprit et à son absence de jugement, son histoire a pris vie. « J’espérais que sur la durée, on aurait une vision plus humaine des choses », explique-t-il à propos de sa démarche. Une démarche basée sur les relations humaines afin de saisir sans artefact la consommation de drogues.

Allie dans les embouteillages après avoir perdu une amie proche d’une overdose © Mark E. Trent
Texto sur un téléphone trouvé dans la maison de Barbie le matin où, elle et Kim, firent une overdose © Mark E. Trent

Pour quelqu’un qui ne connaît rien du discours à propos de cette consommation, ses instantanés peuvent sembler crus. Il saisit des individus qui se shootent ou sont en train de baser, en plein bad trip ou simplement complètement défoncés et, peut-être le plus bouleversant, les SMS d’amis qui s’inquiètent d’une possible overdose : « Ça va ? J’ai peur que tu fasses une OD. » En observant attentivement la série de photos, il apparaît que Mark Trent immortalise une journée comme une autre dans la vie des membres de la communauté, un peu comme si un New-Yorkais se rendait dans une bodega ou hélait un taxi. Il vous fait entrer sans effort dans leur intimité et amène le spectateur à se demander pourquoi il n’a jamais mis un visage sur cette crise des opioïdes.

Dans la même veine, Jeffrey Stockbridge utilise les portraits pour établir une relation forte entre le sujet et le spectateur. Après sa série “Occupy”, dans laquelle il a documenté l’intérieur de maisons abandonnées à Philadelphie, il s’est intéressé aux objets et lettres éparpillés dans ces bâtiments, c’est-à-dire aux êtres humains qui se dissimulaient dans ces lieux. Il prend connaissance de l’existence d’une population alternant entre prostitution et toxicomanie, et ressent le besoin de connaître ces individus. « Je n’étais pas préparé à ce que les gens allaient partager avec moi », révèle-t-il en évoquant les débuts de son projet. « La profondeur des histoires, les traumatismes qu’ils ont subis – ils racontaient tout. » Son objectif crée une familiarité, mettant en scène des personnes qui le fixent sans détour. Son talent réside dans le fait qu’il est impossible de détourner le regard de ces individus que notre société juge irrécupérables.

Carol, 2010 © Jeffrey Stockbridge
Kevin, 2011 © Jeffrey Stockbridge
Nichole, 2011 © Jeffrey Stockbridge

Sur la manière dont sa connaissance des drogues et de ceux qui les consomment a évolué depuis le début de son projet en 2008, Jeffrey Stockbridge affirme que « l’être humain qui mérite le plus de compassion et d’aide est celui qui adopte un comportement qui le rend répugnant aux yeux du reste de la population ». En substance, c’est exactement parce que nous avons exclu les personnes dépendantes aux opiacés qu’il faut leur donner une chance de susciter l’empathie. Et la dimension militante de son travail est palpable lorsqu’il s’exprime. Qu’il s’agisse de s’opposer à une devise américaine désuète « Pull Yourself Up By Your Bootstraps » (« Remontez la pente ») ou de souligner l’importance de la dépénalisation des drogues, son approche de la crise des opiacés revêt un caractère pédagogique (avec une reconnaissance de la particularité de son point de vue).

Les trois photographes ont utilisé leurs travaux comme points de départ pour sensibiliser les gens.. Des conférences TED de James Nachtwey à celles, préventives, de Mark Trent aux côtés d’Allie, le trio est tout à fait au fait de la responsabilité qui lui incombe en ayant choisi de raconter de ces trajectoires de vie. Ils mettent tous en lumière l’être humain qui se cache derrière les opiacés. Et ils battent en brèche l’idée que la dépendance aux drogues est un échec moral. James Nachtwey, Mark Trent et Jeffrey Stockbridge soulignent l’importance d’aller à la rencontre des gens pour réduire les risques. Pas nécessairement dans le but qu’ils soient « clean » du jour au lendemain, mais pour leur proposer des solutions basées sur les soins et l’empathie.

Par Abigail Glasgow

Abigail Glasgow est une journaliste basée à New York, aux États-Unis, qui s’intéresse aux groupes et aux individus marginalisés par nos sociétés.

L’exposition « The Human Cost, America’s Drug Plague » (« Un coût humain : le fléau de la drogue en Amérique »), présente des œuvres de James Nachtwey, Jeffrey Stockridge et Mark E. Trent, jusqu’au 5 juillet 2021 au Bronx Documentary Center, à New York. Plus d’informations ici.

Allie après son arrestation pour avoir donné à une amie de la pseudoéphédrine © Mark E. Trent

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