Blind Magazine : photography at first sight
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Le missionnaire et l’anti-héros

La première monographie de Stacy Kranitz, « As It Was Give(n) To Me », évoque 12 ans de travail dans les Appalaches, témoignant de son approche photographique dans la région la plus pauvre et la plus violemment dénigrée des États-Unis.

Stacy Kranitz est une énigme vivante. Amusante, désarmante, sincère, elle porte sur le monde un regard plein de mystère, sombre et merveilleux.

Cette Californienne née dans le Kentucky a passé quelques années dans le Tennessee lorsqu’elle était enfant, avant de retourner y vivre. Son oeuvre photographique sur la jeunesse des Appalaches s’est construite au fil des ans et de ses voyages réalisés au volant de sa voiture.

L’une de ses photographies les plus connues montre un jeune homme s’attaquant à une voiture en feu à l’aide d’une hache. « Les enfants de cette génération ont souvent grandi avec des parents dépendants aux opioïdes. Ils n’avaient nulle part où être, ni où aller », illustre la photographe. 

© Stacy Kranitz
© Stacy Kranitz

Les Appalaches sont depuis longtemps le symbole de tout ce qui va mal aux États-Unis, de la crise des opioïdes aux suprémacistes en passant par le manque d’éducation et le chômage. La couverture médiatique simpliste et sensationnelle a en plus suscité chez les communautés une grande méfiance à l’égard de toute forme de journalisme. Ce qui distingue les photographies de Stacy Kranitz de la plupart des reportages consacrés à la région, c’est la grande intimité avec son sujet et son absence totale et évidente de jugement. 

« Dans les premières années, je n’avais pas d’endroit confortable où aller. J’avais l’habitude de m’asseoir au McDonald’s pour utiliser Internet. En été, il faisait trop chaud pour dormir dans la voiture après 8 heures du matin, alors je devais être dehors. Les gens m’offraient des douches et me donnaient à manger. Ils ne me considéraient pas comme quelqu’un de privilégié, qui venait avec un équipement coûteux. Cela a fait une grande différence dans mon travail. »

Personnage à part entière, la photographe est devenue partie intégrante de l’œuvre. Refusant toute possibilité d’exercer un contrôle ou une autorité totale, elle confie parfois l’appareil photo à des amis locaux qui deviennent les coauteurs. Kranitz s’assoit sur une machine à laver dans un sous-sol bruyant, embrassant passionnément un homme. Kranitz se tient sur les rochers d’une rivière, vêtue d’une longue robe bleue, fleurie, regardant fixement l’appareil.

© Stacy Kranitz

« Je trouve généralement les tenues lorsque je m’arrête dans des friperies au cours de mes voyages dans la région. Beaucoup de femmes des églises conservatrices des Appalaches portent ce genre de longues robes fleuries. J’ai aussi les cheveux longs donc les gens me prennent souvent pour une chrétienne fondamentaliste, juste à cause du style. Ici, il y a plus d’églises que d’épiceries. » 

Stacy Kranitz n’adopte ni ne rejette jamais complètement une position. Elle change constamment, jouant sur la frontière entre la vie quotidienne et l’art, la réalité et la performance. Ayant grandi dans une famille juive, elle a été fascinée par Leni Riefenstahl, dont la filmographie comprend pourtant de troublants films de propagande nazie. « J’étais au lycée lorsque son autobiographie est sortie. Son arrogance m’a obsédée. Je crois qu’elle a été la première femme à jouer dans un film qu’elle a également réalisé et monté, et je me suis dit que c’était ce que je voulais être. Évidemment pas quelqu’un qui participe à un génocide, mais elle a été capable de se réinventer une vingtaine de fois. »

Une autre influence est venue d’un roman paru en 1967 racontant l’histoire d’une jeune femme missionnaire qui « se rend dans les montagnes des Appalaches pour apprendre aux pauvres gens de la région à lire, écrire et à se laver ». Kranitz compare le rôle du missionnaire à celui du photojournaliste, les deux personnages se rendant dans des contrées lointaines en imposant un agenda moral.

© Stacy Kranitz

Le travail de Stacy Kranitz nous rappelle qu’à chaque fois qu’un appareil photo entre en jeu, la réalité devient un film où les acteurs jouent eux mêmes. Puisque la subjectivité est tout ce qui nous reste, il vaut mieux qu’elle soit aussi honnête que possible. 

Le texte du livre suit la même ligne de pensée. Tirée des colonnes du Mountain Eagle, un journal local du comté de Letcher, dans le Kentucky, cette mosaïque de messages écrits par des membres de la communauté et destinés à être lus par des voisins, des connaissances ou des membres de famille éloignées, offrant un aperçu des problèmes et des débats d’un microcosme où presque tout le monde se connaît. 

© Stacy Kranitz
© Stacy Kranitz
© Stacy Kranitz

Pierres angulaires de la vie quotidienne des gens, les supermarchés Walmart et la Bible deviennent les protagonistes fréquents de scènes qui mélangent souffrance profonde et querelles triviales, l’industrie du charbon et Black Lives Matter, la méthamphétamine et la montée de Trump, créant un murmure de fond dont les voix finissent par être tragiques autant que compréhensibles. 

Là où la plupart des photographes et des journalistes essaient de modeler la réalité pour qu’elle ait un sens, pour qu’elle soit plus facile à lire et à digérer, Stacy Kranitz n’a pas peur de faire le contraire, embrassant la vie belle et cruelle telle qu’elle est, dans toutes ses contradictions. Son travail est ancré dans l’empathie et la fragilité humaine, avec un goût pour l’espièglerie.

Le livre As it Was Give(n) To Me est publié par Twin Palms Publishers et disponible au prix de £103.

© Stacy Kranitz
Vous avez perdu la vue. Ne ratez rien du meilleur des arts visuels. Abonnez-vous pour 9€ par mois ou 108€ 90€ par an.

Déjà abonné ? Se connecter