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Les lauréats du 42e Prix W. Eugene Smith

Les lauréats du 42e Prix W. Eugene Smith

Le Prix a été partagé entre cinq photographes dont les histoires couvrent le monde entier. Chaque lauréat recevra 10 000 dollars qu’il pourra utiliser afin de poursuivre son projet individuel.
Les mères et les veuves des victimes de la guerre contre la drogue répètent pour une représentation théâtrale à Tondo, à Manille, le 22 novembre 2019. Sarah Celiz (au centre) a perdu deux de ses fils en 2017 et a dû s’occuper de ses 12 petits-enfants © Kimberly dela Cruz.

Le 7 octobre dernier, le Fonds W. Eugene Smith a divulgué les noms des lauréats de la bourse Eugene Smith pour la photographie humaniste. Lors des éditions précédentes un seul photographe recevait une bourse de 50 000 dollars pour conduire à bien son projet. Cette année, la bourse sera partagée entre cinq photographes, à hauteur de 10 000 dollars chacun. Le conseil d’administration du Fonds en a décidé ainsi l’année passée et a maintenu cette répartition de la subvention en raison des difficultés auxquels de nombreux photographes doivent faire face. Ainsi, les lauréats sont Lalo de Almeida (Brésil), Kimberly dela Cruz (Philippines), Melissa Lyttle (États-Unis), Cristopher Rogel Blanquet (Mexique) et Nicolo Filippo Rosso (Italie).

À cette occasion, le Fonds a également annoncé le nom du lauréat de la 4e bourse annuelle Smith Student et de la 25e bourse annuelle Howard Chapnick. Cette dernière est attribuée à une personne travaillant dans un domaine connexe au photojournalisme, comme le montage photo, la recherche et la gestion. Le donateur de la bourse, Howard Chapnick, était éditeur, auteur et membre historique de la célèbre agence photographique Black Star. Salih Basheer (Soudan), étudiant à l’université du Caire, est le lauréat de la bourse Smith Student pour son projet « 22 Days in Between ». Sarah Stacke (États-Unis) est la lauréate de la 25e bourse annuelle Howard Chapnick pour son projet « The 400 Years Project ».

Un homme marche dans le village de Yawalapiti au milieu de la fumée qui a recouvert le parc indigène de Xingu en raison des feux de forêt. Outre l’impact de l’accumulation des gaz à effet de serre, un phénomène mondial, la déforestation dans les limites du parc a provoqué une augmentation de la température locale et des changements dans les régimes hydrologiques. Canarana, Brésil, 13 août 2016 © Lalo de Almeida
Des chiens errants fixent une boucherie dans la Vila da Ressaca presque abandonnée, une zone autrefois exploitée par des chercheurs d’or et bientôt explorée exclusivement par la société minière canadienne Belo Sun. Altamira, Brésil, 2 septembre 2013 © Lalo de Almeida

Les travaux de chacun des cinq lauréats de la bourse W. Eugene Smith abordent des sujets des quatre coins de la planète. « Exodus » fut pour Nicolo Filippo Rosso l’occasion de documenter les périples de réfugiés et de migrants à travers l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud. Le travail de Lalo de Almeida s’intéresse à l’occupation de la forêt amazonienne et à ses impacts à travers la série « Amazonian Dystopia ». Cristopher Rogel Blanquet documente l’utilisation à outrance de produits agrochimiques au Mexique dans « Beautiful Poison ». Kimberly dela Cruz montre les effets de la guerre contre la drogue aux Philippines dans sa série « Death of a Nation ». Enfin, Melissa Lyttle s’intéresse aux monuments confédérés qui ont été démontés depuis la mort de George Floyd dans la série « Where They Stood ».

Les histoires que racontent ces projets dévoilent non seulement l’engagement des photographes envers les sujets qu’ils traitent, mais aussi comment l’inspiration peut surgir n’importe où, pour peu que l’on soit attentif au monde qui nous entoure. Nicolo Filippo Rosso a commencé à travailler une fois ses études de littérature terminées en Italie. Il a alors voyagé en Amérique latine, pour finalement s’installer en Colombie. « J’ai décidé de documenter la lutte à mort pour la survie de la nation indigène Wayuu en Colombie, en m’intéressant particulièrement à l’aggravation de l’impact de l’exploitation des combustibles fossiles sur le changement climatique dans la péninsule de La Guajira, et à l’exode des Vénézuéliens en Colombie. En 2018, après avoir répondu à quelques commandes sur la migration vénézuélienne, j’ai choisi de travailler pour moi-même sur ce phénomène. »

Des migrants sont assis dans un camion à Paraguachón, ville frontalière de la Colombie, en direction de la ville centrale de Maicao. Le 11 août 2018. Paraguachón, La Guajira, Colombie © Nicolo Filippo Rosso
Une jeune fille regarde le verre en plastique vide dans lequel elle récupère l’aumône, le long d’une rue de la capitale, le 31 octobre 2018. Bogotá, Colombie © Nicolo Filippo Rosso

Il passe alors des semaines le long des régions frontalières de la Colombie et du Venezuela, empruntant les routes des migrants. « En 2021, à la suite des ouragans Eta et Iota, je me suis rendu au Honduras pour documenter l’une des plus importantes vagues migratoires des dernières décennies vers les États-Unis. Après avoir photographié le voyage de ces migrants au Guatemala et au Mexique, j’ai été surpris de voir tant de Vénézuéliens traverser le Rio Grande et entrer au Texas. Arrivés en Colombie, ils se sentaient contraints de continuer leur exode, la Colombie n’ayant pas grand-chose à leur offrir. Ils avaient rejoint les routes de migrants d’Amérique centrale, fuyant la violence, la pauvreté et l’instabilité politique. Là, j’ai compris comment ces migrations forcées des Amériques centrale et du Sud sont liées entre elles et comment elles affectent les populations de tout le continent. »

Le reportage de Cristopher Rogel Blanquet sur les effets des produits chimiques utilisés dans l’industrie florale début 2020 est la suite logique d’un entretien d’embauche avec Reuters en 2019 qui l’a conduit à chercher un angle pour explorer le changement climatique : « J’ai alors décidé d’aborder la question des malformations et des affections congénitales dues à l’utilisation de produits agrochimiques et de pesticides à Villa Guerrero. Un problème passé sous silence : c’était l’occasion rêvée de parler de cette affaire. » 

Sébastien a dix-huit ans, mais il a le corps d’un petit enfant. Comme il est atteint d’hydrocéphalie, il ne peut pas se baigner seul, c’est son père Tino qui le fait © Cristopher Rogel Blanquet
Sébastien s’accroche à Petra, sa mère. Elle est morte d’une insuffisance rénale au début de 2021, car pendant la pandémie, les hôpitaux ont suspendu les traitements des patients chroniques
pour répondre à l’urgence sanitaire du COVID-19. Sébastian vit désormais seul avec son père, Tino © Cristopher Rogel Blanquet

« Après des semaines passées à chercher des contacts dans la région, j’ai réussi à rencontrer Mme Petra, la mère de Sebastian, qui est le principal sujet de mon travail. Sebastian va bientôt avoir 19 ans, mais on dirait qu’il en a 7 ou 8. Il est né avec une hydrocéphalie. Ses parents ont consacré leur vie à la culture des fleurs. Tino, son père, pratique la fumigation depuis des décennies. Doña Petra, qui est décédée au début de l’année, souffrait d’une insuffisance rénale, et elle n’a pu recevoir de soins en raison de la pandémie. Dès le premier jour, elle m’a dit que sa maison était ouverte et qu’elle pouvait y aller quand elle le souhaitait. »

« Je suis retourné plusieurs fois pour documenter le sujet, et c’est plus complexe qu’il n’y paraît. C’est un problème cyclique. D’une part il y a une contamination directe des personnes, mais aussi du bétail de la région, qui à son tour se nourrit d’herbe contaminée et sert ensuite de nourriture à la communauté. »

Melissa Lyttle a commencé son travail à la suite de l’assassinat de George Floyd en 2020. « Dans les deux semaines qui ont suivi sa mort, je suis tombée sur des reportages sur le déboulonnage de monuments confédérés dans tous les États-Unis. J’ai eu l’impression que notre pays était à un tournant, et je me suis mise à réfléchir à la manière dont je pourrais raconter cette histoire différemment puisqu’il ne serait plus possible d’accéder aux monuments, soit à cause d’actes de vandalisme, soit à cause de décisions des municipalités ou des comtés. Ces opérations se déroulaient souvent au milieu de la nuit et sans prévenir. »

« J’ai ensuite eu l’idée de fouiller dans les archives locales, régionales et nationales pour trouver des images de l’époque où les monuments avaient été érigés afin de créer un dialogue entre le passé et le présent. J’ai associé les images d’archives à des photos que j’ai prises et qui documentent l’endroit où ils se trouvaient autrefois, ainsi qu’à des clichés montrant l’emplacement actuel des monuments. Les diptyques et les triptyques illustrent le passage du temps et laissent entrevoir le chemin parcouru. » 

Le 11 juin 2020, moins de 30 minutes après le vote unanime des commissaires du comté, une équipe était sur place pour retirer une statue confédérée du terrain du palais de justice du comté de Gadsden à Quincy, en Floride. Le monument de Quincy a été placé en 1884 par les dames de la Memorial Association of Gadsden County Florida. Les mots suivants sont gravés sur le monument : “Sacré à la mémoire des soldats confédérés” © Melissa Lyttle

Tous les lauréats ont réitéré leur reconnaissance pour la bourse, ainsi que leur engagement à se montrer à la hauteur des idéaux et des responsabilités que le prix confère à leur travail. « Recevoir la bourse Eugene Smith est un honneur pour moi. Si l’émotion est grande, c’est avant tout une responsabilité. Ce projet me tient à cœur et je suis extrêmement reconnaissant aux personnes qui m’ont fait confiance et permis d’entrer dans leurs maisons, dans leurs vies », a déclaré Cristopher Rogel Blanquet. Pour Lalo de Almeida : « Outre la satisfaction personnelle, bien sûr, ce prix arrive à un moment très important, où la forêt amazonienne n’a jamais été aussi menacée. Nous avons au Brésil un gouvernement qui considère la préservation de l’Amazonie comme un obstacle au développement, et la résistance à cette idée à l’intérieur du pays est très faible, malheureusement. Je pense donc que seule une pression de l’étranger pourrait faire changer cette attitude déplorable et destructrice vis-à-vis de la forêt amazonienne. » Quant à Nicolo Filippo Rosso : « J’espère que cette reconnaissance attirera davantage l’attention sur la lutte de tant de personnes dans le monde entier contraintes de fuir leur foyer et inspirera des actions visant à réduire la pauvreté et la violence en Amérique latine, qui sont les principaux moteurs de la migration. La photographie est une forme de protestation contre les injustices. Je suis reconnaissant que ce travail touche de plus en plus de personnes grâce à des récompenses qui reflètent l’engagement envers l’éthique et l’humanité, qui sont au cœur de ma pratique. »

Dans le prologue du livre Minamata, W. Eugene Smith se souvient avoir dit à un rédacteur en chef du magazine LIFE : « Ma conviction est que ma responsabilité de journaliste est double. La première, envers mes sujets. La seconde, vis-à-vis de mes lecteurs. » Tous les lauréats de la bourse Eugene Smith de cette année semblent être à la hauteur de ces deux idéaux. Howard Chapnick a intitulé son livre de 1994 « La vérité n’a pas besoin d’alliés ». Mais dans le monde d’aujourd’hui, la vérité a besoin de toutes les bonnes volontés. Les subventions accordées par la Fondation W. Eugene Smith sont l’allié dont les photographes du monde entier ont besoin afin de continuer à raconter les histoires qui, sinon, seraient passées sous silence.

Par Robert E. Gerhardt, Jr.

Robert Gerhardt est un photographe et écrivain indépendant basé à New York. Ses images et ses écrits ont été publiés notamment par The Hong Kong Free PressThe GuardianThe New York Times et The Diplomat.

Plus d’informations sur le Fonds W. Eugene Smith.

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