© Nelly Rau-Häring
En 1965, Berlin était une plaie. De nouvelles constructions se dressaient à côté de ruines éviscérées. De nombreuses façades étaient marquées de trous de balles. Quatre ans plus tôt, la ville avait été brutalement disséquée par des fils barbelés et, en quelques semaines, par une barrière de fer et de ciment, avec des tours de guet et des pièges mortels. Des rues entières ont été amputées, des familles déchirées. Nelly Rau-Häring, âgée dix-huit ans, a quitté l’abri de sa Suisse natale pour un endroit qui, pour beaucoup, était un terrain vague.
Les images du quotidien
Les premières images de Rau-Häring, comme celle des passagers attendant un train à la gare du zoo de Berlin-Ouest, ont été prises avec une caméra 6×6 de moyen format. La jeune photographe avait assez de cran pour résister au regard sévère des sujets les plus réticents. Mais cette photo en dit plus qu’il ne paraît : attentive à tous les niveaux de l’histoire, Rau-Häring a réussi à prendre un instantané de la société. Des vétérans de guerre pauvres avec des chaussures usées, une casquette militaire et des vêtements démodés partagent un banc avec des hommes et des femmes élégamment vêtus : l’un d’eux a un appareil photo coûteux accroché à une bandoulière, les femmes portent des chapeaux et des sacs à main élégants . . . Il est significatif qu’ils se tournent dans des directions différentes : le groupe plus nombreux vers l’est et le couple lassé de la vie vers l’ouest.
Zoo Station, 1967 © Nelly Rau-Häring
Une autoroute de 35 mm
Bien qu’être une femme photographe de rue n’ait jamais été facile, Rau-Häring aime à souligner que son sexe a eu certains avantages : « les gens ne me prenaient pas au sérieux, et je pouvais jouer le clown. » Pour soutenir sa photographie, elle s’est lancée dans un autre métier perçu comme peu féminin : chauffeur de taxi. Elle profite des laissez-passer accordés aux étrangers pour traverser entre l’Est et l’Ouest.
En tant que chauffeur, Rau-Häring jouit d’une certaine invisibilité ; et pour saisir toute l’opportunité que son travail lui offrait, elle passe à un appareil photo 35mm. Elle pouvait repérer les images en un instant, tout comme elle pouvait évaluer un client potentiel. Les trois hommes qui se tiennent à l’angle des rues Adalbert et Naunyn ne cherchent pas un taxi : ils semblent être habitants de ce quartier turc à la limite de Berlin-Ouest, non loin de l’endroit où se trouve aujourd’hui la galerie f3.
Kreuzberg, 1968 © Nelly Rau-Häring
L’Histoire au niveau de la rue
« On doit aimer les gens », Nelly Rau-Häring résume le succès de ses photographies. « On doit aimer les gens comme Walker Evans les a aimés. Je peux dire d’après ses photos qu’il aimait l’humanité. » On peut dire la même chose des images de Rau-Häring. L’artiste se sentait aussi bien à l’aise sur une autoroute à moitié vide avec un seul client sur le siège arrière, que parmi les foules du premier mai à Berlin-Est ou les fans de foot de l’Olympia Stadium.
Elle ne faisait aucune distinction entre l’Est et l’Ouest. De chaque côté du mur, elle trouvait des gens qui essayaient de se remettre de la guerre et de vivre leur vie. Elle dressait leur portrait avec tendresse et non sans humour. Le militaire sort le premier mai avec un bébé dans les bras, plutôt qu’avec une bannière ou un fusil. Une plate-forme d’observation qui semble se moquer des tours de guet érigées de l’autre côté permet à un « Occidental » de regarder par-dessus le mur de la rue Bernauer : peut-être y vivait-il après la guerre ? Nelly Rau-Häring est également présente lorsque le mur s’effondre. Mais contrairement au journaliste « sérieux », perché sur le toit de sa voiture avec son imposant mobilier de bureau, elle est sur le sol et nous rappelle que la presse, ses caméras et ses micros font aussi partie du moment historique.
May Day, 1988 © Nelly Rau-Häring
© Nelly Rau-Häring
Lichtenberg, 1982 © Nelly Rau-Häring
Stands of Hertha ESC (soccer club), Olympiastadion, 1968 © Nelly Rau-Häring
American correspondent, Branderburg Gate, November 10, 1989 © Nelly Rau-Häring
Par Ela Kotkowska
Nelly Rau-Häring, Ost-West Berlin
Du 8 novembre 2019 au 19 janvier 2020
f3–freiraum für fotografie, Waldemarstraße 17, 10179 Berlin