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Réécriture de l’histoire du livre photo

En 2004, a été publié The Photobook : A History-Volume 1. Écrit par le photographe Martin Parr et l’auteur Gerry Badger, il a suscité un regain d’intérêt pour le livre photo. Des Histoires de livres photos soviétiques, latino-américains, chinois, néerlandais, japonais et espagnols ont été publiées dans les années qui ont suivi. À quelques exceptions près (on pense notamment à Enghelab Street, le livre de Hannah Darabi sur les publications révolutionnaires en Iran), ils ont été écrits par des hommes. Feuilletez les pages de n’importe lequel de ces ouvrages et vous n’en trouverez que quelques-uns écrits par des femmes. L’histoire du livre de photos est avant tout masculine. 

C’est une histoire « non écrite », déclare Russet Lederman, coéditeur (avec Olga Yatskevich) de What They Saw : Historical Photobooks by Women, 1843-1999 (Ce qu’elles ont vu : Livres de photos historiques par des femmes, 1843-1999). 

Couverture de What They Saw
Couverture de What They Saw

Ce qu’elles ont vu, explique Russet Lederman dans une interview en ligne réalisée depuis son domicile à New York, fait partie de ce processus, qui, espère-t-elle, conduira à de nouvelles découvertes, histoires et façons de penser ce que peut être un livre de photos. 

Divisés en chapitres thématiques tels que The New Woman (1920-1935), From Ashes to Family (1956-1964) et Sisterhood in Bloom (1976-1979), les livres présentés dans What They Saw vont de ceux des photographes les plus connues (Diane Arbus, Nan Goldin, Anna Atkins, Sophie Calle) aux plus oubliées.

Nombre de ces publications ont été réalisées par des petites maisons d’édition par défaut d’accès aux gros éditeurs (en majorité dirigés des hommes). « Le problème c’est le financement », explique Lederman. « Publier un livre avec un tirage de 100 exemplaires ou plus coûte de l’argent. Commençons avec l’exemple d’Anna Atkins. En 1843, elle a publié à compte d’auteur Photographs of British Algae, qu’elle fait circuler dans son cercle d’amis. Le premier volume de Histoire du Livre de photos cite le nom d’Anna Atkins, mais ne la mentionne pas comme l’auteur du premier livre dans la catégorie car il n’a pas été diffusé dans les circuits commerciaux. Ces subtiles définitions de ce que doit être un livre photo :  relié et vendu dans un circuit commercial, ont écarté de nombreuses femmes qui n’avaient pas a) les ressources financières, ou b) les connexions sociales pour faire ce genre de livre. » 

« Ainsi, pour élargir l’éventail, nous devons inclure les albums photos, car au 19e siècle, les femmes étaient les gardiennes des albums de famille et des scrapbooks. » 

Alice Seeley Harris © Collections Bibliothèque de l'Université de Bristol
Alice Seeley Harris © Collections Bibliothèque de l’Université de Bristol
Marianne Wex © Photos de Jeff Gutterman
Marianne Wex © Photos de Jeff Gutterman

Ce champ plus large proposé par Lederman s’étend à des collections telles qu’un album de cartes postales de suffragettes compilé par Cristina Broom et Isabelle Marion Seymour pour la WSPU (Women’s Social and Political Union). « J’adore cet album », dit Lederman. « Il était stocké au Museum of London. Ils ont sorti les photos et les ont mises entre deux feuilles de Mylar protectrices, si bien que l’album entier a été démonté. Ils avaient l’album original, toutes les cartes postales de Broom et un schéma indiquant comment le reconstituer. Jilke Golbach (conservateur des photographies au Museum of London) a remonté l’album et l’a photographié pour moi. Puis il a été redéposé dans les réserves.» 

L’élargissement de la définition du livre photo est apparu avec l’inclusion de The Congo Crime d’Alice Seeley Harris. « Cela faisait partie de la première campagne pour les droits de l’homme », explique Lederman. « Elle a réalisé des photographies sur plaques de verre sur le commerce du caoutchouc au Congo (qui, à l’époque, était la propriété privée du roi Léopold II de Belgique), que son mari a projetées au Royaume-Uni grâce à la lanterne magique, puis qu’ils ont associées aux pamphlets de la Congo Reform Association. »

Abigail Heyman, Grandir au féminin © Photos de Jeff Gutterman
Abigail Heyman, Grandir au féminin © Photos de Jeff Gutterman

 Les images illustrant ces pamphlets utilisent une série de stratégies visuelles (contestées) pour montrer des atrocités telles que le travail forcé, l’amputation des mains, le fouet et le meurtre à l’échelle industrielle, des images qui ont contribué à arracher le Congo des mains du roi belge. Alice Seeley Harris est peut-être la première photographe militante, et certainement l’une de celles qui ont atteint leur but. 

Parmi les autres livres militants dans What they Saw, citons Immagini del no (Images of No, 1974), un livre de photographies de Paola Mattioli et Anna Candiani protestant contre l’abrogation d’une loi légalisant le divorce, et Let’s Take Back Our Space : ‘Female’ and ‘Male’ Body Language as a Result of Patriarchal Structures’ de Marianne Wex, un livre qui ajoute une touche féministe à Gender Advertisements de Goffman. 

Des éléments tels que la paternité d’un ouvrage sont également reconsidérés. « Les choses se chevauchent », explique Lederman. « Par exemple, dans les années 1970, Toni Morrison a travaillé sur ce qu’on a applelé the Black Book. Elle a contribué au montage visuel et aux documents éphémères sur l’histoire des Noirs qui se trouvaient au centre du livre. Elle ne l’a pas écrit, elle ne l’a pas édité, elle était éditrice chez Random House. Elle n’était pas l’auteur. »

Morire di Classe © Photos de Jeff Gutterman
Morire di Classe © Photos de Jeff Gutterman

Le fait de dépasser le concept de l’auteur unique ajoute un élément de collaboration qui traverse le livre. Certains photographes réalisent leurs livres avec des écrivains, des designers, des danseurs et des médecins. 

Carla Cerati a collaboré avec Gianni Berengo Gardin et Franco Basaglia (la figure de proue du mouvement antipsychiatrique italien) pour réaliser Morire di classe, un livre qui montre des images impitoyables d’asile italien et constitue à nouveau un exemple de photographie au service d’un programme politique très sérieux – la fin du système d’asile psychiatrique en Italie. 

En 1931, Laura Albin Guillot, une photographe qui, dans son travail de tous les jours, immortalisait les stars de la scène et de l’écran et travaillait sur des campagnes publicitaires haut de gamme, a publié Micrographie décorative, un magnifique portfolio à reliure spirale d’images photographiées à travers le microscope de son mari biologiste.  

Le travail de Guillot indique également un relâchement des frontières génériques, où l’on voit une photographe à la fois commerciale et portraitiste obtenir un succès retentissant en passant à un mode où la science et l’art se combinent. 

Images du non, 1974 © Photos de Jeff Gutterman
Images du non, 1974 © Photos de Jeff Gutterman
Kiken na adabana de Toyoko Tokiwa © Photos de Jeff Gutterman
Kiken na adabana de Toyoko Tokiwa © Photos de Jeff Gutterman

Avec l’assouplissement des frontières entre catégories, viennent de nouvelles façons d’aborder un sujet. C’est ce qui ressort de Kiken na adabana (Dangerous Fruitless Flowers) de Toyoko Tokiwa, un livre consacré aux prostituées de Yokohama dans les années 1960.  

La différence entre les images de Tokiwa et celles des nombreux photographes japonais masculins qui photographiaient le commerce du sexe à l’époque est frappante tant sur la couverture (l’image d’une femme traînée par un homme se reflétant dans l’objectif de l’appareil de Tokiwa) que dans le contenu. « Par exemple, dans une séquence, la photographe documente un shooting de photos pornographiques, écrivant qu’elle n’était pas venue pour observer les modèles nus, mais les photographes masculins », peut-on lire.

Le changement de perspective est particulièrement apparent dans les livres qui détaillent la vie quotidienne des femmes ; Housbook : A Woman’s Photojournal d’Elsa Dorfmann, Putting Myself in the Picture de Jo Spence et Growing up female: a Personal Photojournal d’Abigail Heyman, donnent chacun un aperçu du point de vue spécifique de l’artiste, Heyman incluant une image d’elle-même en train d’avorter juste après la légalisation de l’IVG aux États-Unis, déclarant : « Rien ne m’a jamais fait me sentir plus comme un objet sexuel que de me faire avorter seule », peut-on lire dans la légende.                                      

Les livres de la collection What they Saw couvrent tous les genres et tous les sujets : carnets de voyage, propagande, photojournalisme, etc. On peut se poser la question (qui est au cœur de cette collection) de la raison pour laquelle tant de ces publications n’ont pas été davantage référencées dans l’histoire de la photographie.

« Peut-être les a-t-on oubliées parce qu’elles n’ont pas été mentionnées dans les anthologies précédentes, ou parce que l’artiste n’a pas été citée par Beaumont-Newhall (le parrain de l’histoire de la photographie nord-américaine), de sorte qu’elles ont presque été rayées des histoires de la photographie », explique Lederman.

Anna Atkins © Collections numériques de la Bibliothèque municipale de New York
Anna Atkins © Collections numériques de la Bibliothèque municipale de New York

« La plupart des premières anthologies ont été réalisées par des collectionneurs, et elles se concentraient sur ce qui intéressait ces collectionneurs. Il s’agissait d’hommes blancs d’une soixantaine d’années qui s’intéressaient à des choses comme Christer Stromholm, Doisneau ou Robert Frank, et ils avaient raison de le faire. Mais comme ils lisaient Beaumont-Newhall, Martin Parr et Manfred Heitling, certains livres étaient hors de leur champ d’intérêt. Ce n’était pas intentionnel mais c’est ce qui s’est produit. Nous devons nous élargir à d’autres groupes qui écrivent l’histoire et alors nous serons suffisamment ouverts et il ne sera plus nécessaire de cloisonner. Je pense que nous allons dans ce sens. »

Cela étant dit, le chemin vers une diversité de représentation ne se déroule pas toujours comme prévu. « Les grandes surprises se sont produites dans les années 1970 », dit Lederman. « Nous nous attendions à ce qu’il y ait une plus grande diversité et un meilleur accès des femmes à ce moment-là, et il est certain que des femmes ont eu cet accès, mais c’étaient des femmes blanches de la classe moyenne. Certes, quelqu’un comme Clarissa Sligh, une Afro-Américaine, a obtenu une subvention du Women’s studio Workshop pour la production de son livre What’s happening with Momma (un livre accordéon magnifiquement réalisé), mais elle était l’exception. » 

« Dans l’ensemble, une femme noire ou de couleur n’y avait pas accès. A cette époque aussi, de nombreuses Japonaises, auteures de livres, voyageaient en Europe ou aux États-Unis pour les réaliser. Elles appartenaient donc à un certain milieu social pour se le permettre. » 

En même temps qu’elle élargit l’idée qu’on se fait de la photographe, Lederman s’intéresse aussi à élargir la portée du livre au-delà des niches qu’il occupe aujourd’hui. 

Marianne Wex © Photos de Jeff Gutterman
Marianne Wex © Photos de Jeff Gutterman

« Comment élargir cette communauté, comment l’étendre aux personnes qui savent ce qu’est un beau livre de photos à exposer sur la table basse, mais qui ne savent pas ce qu’est un vrai livre photo. Comment faire en sorte qu’ils se sentent autorisés à avoir des opinions sur le sujet ? Il existe un public beaucoup plus large qui, à mon avis, pourrait s’intéresser aux livres photos comme nous tous, ici, dans cette petite communauté, les apprécions. Mais je ne pense pas que notre petite communauté les atteigne. » 

Aller au-delà d’une « niche d’une communauté », c’est ce que Lederman et Yatskevich (les éditeurs de What they Saw) essaient de faire. On a cantonné l’histoire de la photographie dans les classifications arbitraires de ce qui est photographiquement correct, et beaucoup de ces classifications excluent la moitié de la population mondiale. Selon Lederman et Yatskevich, il est temps que cela cesse.

What They Saw: Historical Photobooks by Women, 1843–1999 est publié par 10X10 Photobooks et disponible chez Delpire & Co pour 96€.

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