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Rencontres d'Arles 2019 : « Les corps sont une façon de dire "je" » par Sonia Voss

Rencontres d’Arles 2019 : « Les corps sont une façon de dire “je” » par Sonia Voss

Cette année, ce sont les cinquante ans des Rencontres d’Arles, mais aussi les trente ans de la chute du Mur de Berlin. Une occasion parfaite pour découvrir la photographie est-allemande. Une exposition au Festival d’Arles explore la décennie 1980-1989 à travers seize photographes de l’ex RDA. La commissaire de l’exposition, Sonia Voss, nous a accordé un entretien.
Ulrich Wüst, De la série Zwischenräume (Espaces intermédiaires), Anklam 1982 © Ulrich Wüst, Extrait de Les Libertés intérieures, Photographie Est-Allemande 1980-1989 (Éditions Xavier Barral, 2019)

Avec cette exposition intitulée « Corps impatients », vous présentez un panorama de la photographie est-allemande entre 1980 et 1989. Pourquoi vous êtes vous intéressée à cette photographie ?

Quand je suis arrivée à Berlin il y a cinq ans, je suis tombée sur le travail de trois photographes est-allemands que je ne connaissais pas. En étendant mes recherches, je me suis rendue compte de la richesse de la création photographique en RDA, très méconnue en France même parmi les spécialistes. Comme il s’agit d’un vaste chapitre de l’histoire de la photographie, qui s’étend de 1946 à 1990 (date de la dissolution de la RDA), j’ai décidé pour cette exposition à Arles de me concentrer sur une décennie, celle des années 1980. Une décennie passionnante, parce que c’est celle qui a précédé la chute du Mur de Berlin bien sûr, mais aussi parce qu’elle a vu l’apparition d’une génération d’artistes qui étaient tout à fait détachés de l’idéologie qui a servi de socle à la fondation de la RDA après la 2e Guerre mondiale. Ces jeunes photographes ont commencé à jouer avec les limites de la photographie, ont tenté des choses. C’est une période riche d’expérimentations. D’où ce choix également de l’angle du corps, de l’expression de soi à travers la représentation du corps… En RDA, tout le système idéologique reposait sur la collectivité, l’expression individuelle était réprimée. Dire « je » et se dévoiler au moyen de la photographie constituaient déjà une manifestation de sa liberté, une audace, un acte de résistance. 

Le repli dans la vie intime est une notion qui revient beaucoup dans leurs témoignages.

La photographie était donc un moyen d’émancipation face à un régime autoritaire ?

C’était un médium qui était un peu moins dans le collimateur du régime que d’autres expressions artistiques comme la littérature et la peinture. Les autorités ont mis beaucoup de temps à reconnaître la photographie comme forme d’art : il a fallu attendre la fin des années 1970. Elle était donc relativement peu contrôlée, sauf pour la photographie de presse. Et même là, il y avait des exceptions : il y avait par exemple une revue de mode et de culture qui s’appelait Sybille, qui offrait un certain espace de liberté aux photographes, leur permettait de proposer des sujets. Il ne faut cependant pas minimiser l’omniprésence du contrôle de l’État : tous les photographes étaient sous surveillance de la Stasi, une exposition pouvait être décrochée juste avant le vernissage par décision arbitraire du régime. Beaucoup de photographes ont donc développé une pratique personnelle, strictement privée. Tous ces photographes tiraient eux-mêmes leurs photographies chez eux. Il y avait beaucoup de travaux qui étaient faits dans le secret ou dans une relative discrétion, « pour les tiroirs » comme on dit, exposés chez eux pour le cercle d’amis. 

Ute Mahler, De la série Zusammenleben (Vivre ensemble), Dresde, inconnus, 1986 © Ute Mahler, Extrait de Les Libertés intérieures, Photographie Est-Allemande 1980-1989 (Éditions Xavier Barral, 2019)

Et justement, le fait que la photographie appartienne à un cercle privé permettait peut-être aux photographes de jouer sur cette ambiguÏté afin de mieux déjouer la censure ?

Tout à fait. Par exemple, l’exposition commence par un travail très emblématique de la photographe Ute Malher, intitulé Vivre ensemble. Il s’agit d’une série dans laquelle elle cherche à saisir une certaine vérité et elle le fait en photographiant ses proches, ses amis, sa famille. Il y a effectivement souvent un point de départ dans l’intime, avec les proches ou avec soi-même. Dans le catalogue de l’exposition qui paraît aux éditions Xavier Barral, j’ai inclus des textes écrits par les photographes eux-mêmes. Le repli dans la vie intime est une notion qui revient beaucoup dans leurs témoignages. L’introspection, ou a contrario la constitution de petites communautés d’amis ont été des stratégies, des voies alternatives, pour réagir à une vie publique très contrôlée et reconstruire un espace de liberté. 

En quoi les photographies que vous allez présenter dans cette exposition révèlent aussi une liberté autour du corps ?

Une chose m’a frappée en découvrant ces photographies, c’est la très grande présence du nu. Pas un nu idéalisé, mais la représentation du corps tel qu’il est, comme s’il était l’expression de l’irréductibilité du sujet. Il y a aussi un grand nombre d’autoportraits. Retourner l’appareil photo vers soi constitue une prise de position très forte, un acte de confrontation à soi-même, ainsi qu’une façon de se retrouver. Les photographies de Manfred Paul montrées dans l’exposition – une série d’autoportraits ainsi qu’une série de portraits de sa femme réalisée au moment de la naissance de leur fils – sont emblématiques de cela : on y lit du doute, du scepticisme, mais aussi une pulsion de vie, une tension folle qui contredit la dissolution de l’individualité voulue par le régime. 

Manfred Paul, De la série Verena – Geburt (Verena – Naissance), 1977 © Manfred Paul, Extrait de Les Libertés intérieures, Photographie Est-Allemande 1980-1989 (Éditions Xavier Barral, 2019)

D’où le titre de l’exposition, les « Corps impatients » ?

Exactement. Des corps pressés de vivre. Il y avait à l’époque, en réaction à la normativité de la société, une grande liberté des corps en RDA. On observe par exemple dans les photographies de Gundula Schulze Eldowy, qui est allée dans le Scheunenviertel, un quartier où vivaient beaucoup de gens en marge de la société, une absence de complexe qui débouche sur une grande expressivité des corps. On ne cherche pas à coller aux canons de la beauté. Cette génération qui avait vingt ans dans les années 1980 était en désadhésion totale avec l’idéologie dominante et n’exprimait plus que mécontentement, impatience, colère, mais aussi désir. 

Cinquante ans des Rencontres d’Arles… Trente ans de la chute du Mur de Berlin… C’est une belle coïncidence ?

Oui, absolument ! Je suis vraiment heureuse que cette exposition soit présentée à Arles et je dois dire que l’idée de commencer là ce chemin de redécouverte de ces photographies en France a été très bien accueillie par les artistes, car Arles reste une référence. Il y a déjà eu, de façon exceptionnelle pour l’époque, des expositions de trois de ces photographes dans les années 1980, juste avant la chute du Mur, mais c’était très fragmentaire. Voilà une bonne occasion de les réunir à nouveau et d’étendre notre connaissance de ce corpus ! 

Gundula Schulze Eldowy, De la série Berlin in einer Hundenacht (Berlin par une nuit de chien), Berlin 1987 © Gundula Schulze Eldowy, Extrait de Les Libertés intérieures, Photographie Est-Allemande 1980-1989 (Éditions Xavier Barral, 2019)
Eva Mahn, Aggression (Agression), détail, 1983 © Eva Mahn, Extrait de Les Libertés intérieures, Photographie Est-Allemande 1980-1989 (Éditions Xavier Barral, 2019)

Propos recueillis par Jean-Baptiste Gauvin

« Corps impatients » Photographie est-allemande, 1980-1989, Les Forges 1er juillet – 22 septembre 2019, 10h – 19h30, Arles

Les Libertés intérieures, textes de Sonia Voss et entretiens avec les artistes, Xavier Barral, 2019 (édition française)

The Freedom Within Us, Koenig Books, 2019 (édition anglaise).

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