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Tabitha Soren, le monde à travers nos téléphones

Tabitha Soren, le monde à travers nos téléphones

Dans une nouvelle série, l’artiste Tabitha Soren capture le monde tel qu’elle le voit à travers son iPad, photographiant les traces de doigts qui couvrent son écran dans un commentaire acerbe sur nos relations avec la technologie – mais pas entre nous.
pinterest.com_jennifferw_unusual-landscapes © Tabitha Soren

Dans Surface Tension de Tabitha Soren, le monde est en feu. Palmiers et poteaux téléphoniques se tiennent droits dans la lueur orange fluo des feux de forêt californiens, et les étincelles volent dans toutes les directions. Une épicerie se dissout dans les flammes, et un panneau de signalisation « END » à l’entrée d’une rue est illuminé par le feu qui fait rage autour de lui. C’est la réalité, mais déformée : des traces brillantes sur la surface des photographies créent un vernis semblable à celui d’une peinture, donnant à la lumière de nouvelles couleurs qui ne sont pas intrinsèques à ces scènes.

Soren a utilisé un appareil 8×10 pour photographier les images de son Ipad, telles qu’elle les voyait, avec les traces de doigts laissées sur l’écran en faisant défiler les photos d’un monde dévasté. Qu’il s’agisse d’incendies, de manifestations ou de fusillades, chaque glissement de doigt laissait une minuscule trace, que Soren a capturée en photographiant l’écran de l’iPad sous une lumière rasante, les images brillant sous la trace grasse laissée à la surface. « J’ai édité les images pour faire le lien entre le sens du toucher en arrière-plan et le langage tactile à la surface », explique Soren. « Et ces deux éléments combinés deviennent une tension de surface. »

just_live_here_dot_com_why_I_write © Tabitha Soren

Dans un monde numérisé, où la majorité des interactions ont lieu en ligne, et où les conversations intimes ne sont plus dites à voix haute, mais tapées du bout des doigts sur des téléphones, Soren a voulu mettre en évidence cette perte de connexion physique. Elle pense que cette numérisation des relations est certainement préjudiciable à notre santé mentale. Et comme le « métavers » a commencé à s’infiltrer dans nos vies, Soren a choisi le bon moment. Mais elle s’interroge afin de savoir si elle n’accorde pas trop d’importance à ces nouveaux phénomènes. « Est-ce juste une impression ? » s’est-elle demandé. « Sommes-nous juste nostalgiques de cela, d’un contact ou d’un baiser ? Ou la science vient-elle en renfort ? »

Elle a enquêté. « Une fois que j’ai commencé cette immersion et que j’ai pu constater qu’il y avait des preuves tangibles justifiant mon instinct, que si nous touchons ces appareils tout le temps, il y a un coût d’opportunité », dit-elle. « Nous nous touchons de moins en moins les uns les autres et sommes moins intimes et moins connectés les uns aux autres que par le passé. »

Emailed-JPG_Kiss_Goodnight © Tabitha Soren

Surface Tension rend parfois le spectateur très conscient de l’écran, comme une fenêtre brumeuse à travers laquelle nous regardons le monde extérieur. C’est à travers ce voile que nous sommes en mesure d’absorber les tragédies et les horreurs du monde qui nous entoure, toujours à une distance sûre. Aux États-Unis, où les fusillades dans les écoles ont lieu à intervalles réguliers, un engourdissement commence à s’installer ; à moins que nous ne soyons personnellement touchés par ces événements, nous pouvons les tenir à distance, piégés dans le monde de nos téléphones, mais jamais dans notre propre monde.

Le livre arbore des couleurs aux tonalités profondes : des rouges durs et des bleus d’encre remplissent les pages, certaines étant tellement striées de traces de doigts qu’elles ressemblent à d’épais traits de peinture traversant l’image. « Si je laissais la saleté s’accumuler et que trop de choses se retrouvaient sur l’écran, il devenait très difficile de voir l’arrière-plan. Cela ressemblait davantage à une peinture impressionniste », explique Soren. La plupart des images originales restent visibles, avec des taches à la surface de l’écran qui recouvrent une partie de l’image. « La transpiration laisse de minuscules gouttelettes sur l’écran. Elles sont microscopiques », dit-elle à propos de ces images pointillistes. « Mais lorsque la lumière les frappe, elles se transforment en ces morceaux d’arc-en-ciel, comme un prisme. » Chaque photo sert à rappeler à quel point nous manipulons nos téléphones, les berçant dans nos mains, faisant défiler les pages sans but, voire les tâtant doucement à travers nos poches pour confirmer qu’ils sont bien là.

abc10.com_80-arrests-made-during-sacramento © Tabitha Soren
crimethinc.com_2014_12_12_ 17-days-of-riots-and-revolt © Tabitha Soren

Au départ, Soren avait quelques réserves quant à la réalisation d’un projet basé sur l’utilisation de travaux réalisés par d’autres photographes. « Je n’étais pas très à l’aise avec l’appropriation, car ce que je préfère dans le métier d’artiste, c’est prendre des photos », explique-t-elle. Mais la capture d’écran – et des images sous-jacentes – s’est avérée difficile et a donné lieu à de nombreuses expérimentations. Bien que les photographies qui en résultent soient considérablement modifiées par rapport à leurs originaux, Soren a demandé officiellement l’autorisation à chaque photographe dont elle a utilisé les travaux, et reprend les URL des sites où elle les a trouvés comme titres officiels de chaque œuvre, ce qui a donné lieu à des noms à rallonge comme abc10.com/80-arrests-made-during-sacramento.jpg et baltimoresun.com/City-of-Baltimore-Surveillance-Video.

L’image de Soren du Baltimore Sun est l’une des plus déformées de la série, la grille à cristaux liquides de l’écran enveloppant l’image sous-jacente. Il est impossible de discerner ce que représente précisément l’image ; tout ce qu’on voit c’est un ciel violet et un nuage blanc brumeux, comme une apparition, avec des gouttelettes de sueur sur l’écran qui mouchètent le ciel comme des étoiles.

wisconsinwatch.org_kenosha-shooting © Tabitha Soren
baltimoresun.com_City-of-Baltimore-Surveillance-Video_B © Tabitha Soren

Bien que Surface Tension soulève des questions sur l’impact de la technologie dans nos vies, il ne s’agit pas d’un manifeste anti-technologie, mais plutôt, selon la photographe, d’un appel à la vigilance, qui montre que les relations entretenues en dehors de nos identités numériques sont importantes, que nous ne devrions pas limiter notre monde à celui de nos téléphones, sans jamais nous rencontrer, sans jamais nous toucher. « Je pense qu’il y a beaucoup de magie et d’amusement sur Internet », déclare Soren. « Mais le problème c’est l’aliénation et la solitude que nous ressentons alors que nous attendons d’Internet qu’il nous procure du lien. »

Par Christina Cacouris

Christina Cacouris est journaliste et commissaire d’expositions. Elle vit entre Paris et New York.

kenosha-shooting-police-brutality-protests © Tabitha Soren
truthout.org_ferguson_2014 © Tabitha Soren
abc10_sacramento © Tabitha Soren

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