À moins d’être passionné de sciences naturelles, vous ignorez sans doute tout de la cochenille Dactylopius Coccus, minuscule insecte qui survit uniquement sur les cactus d’Amérique du Sud et du Mexique. C’est pourtant à ce petit parasite que l’on doit la couleur cramoisie de certains produits alimentaires ou cosmétiques. Pour se protéger des prédateurs, il produit de l’acide carminique, un colorant naturel d’une redoutable efficacité. Les éleveurs de cochenilles ont pour habitude d’ébouillanter les insectes femelles lorsqu’elles sont enceintes afin de récupérer le précieux acide.

Ce qui n’aurait pu être qu’une amusante anecdote sur la faune sud américaine devient, lorsqu’elle est couplée aux photographies vaporeuses de Trent Parke, une sorte de mythe fondateur. Du sacrifice originel des cochenilles à notre industrialisation débridée, il y a une ligne droite, presque une nécessité. Et c’est ce rouge omniprésent, corail ou carmin, qui lie entre elles les briques de cette histoire. Près des volutes de fumée saisies à l’aube ou au crépuscule, le photographe appose les écrits de John Ellis, un naturaliste anglais auteur d’un Essai Sur L’Histoire Naturelle des Corallines, publié en 1754.

Au XVIIIème siècle, Ellis décrit les cochenilles et la façon optimale de collecter leur acide carminique. Il encourage la culture de ces parasites dans les colonies du royaume anglais afin de produire « cette belle teinture écarlate si hautement estimée partout dans le monde ». Et on est tentés de voir, dans les scènes de désolation post-industrielle que saisit Trent Parke, la conséquence directe de cet esprit industrieux et conquérant qui continue de régir notre monde productiviste jusqu’à l’absurde.

Né dans la ville sidérurgique de Newcastle, Trent Parke a grandi face à un horizon de cheminées industrielles, de chantiers navals et d’aciéries. Il révèle comme personne la beauté de ces paysages : à l’heure où le ciel se transforme, où l’on glisse du jour à la nuit, ces grands monuments à la productivité deviendraient presque poétiques. Ces usines, ces remorques, qui ont été pensées pour être fonctionnelles avant tout, jouissent d’une beauté fortuite lorsqu’elles se découpent sur un ciel aux couleurs vives. L’industrie est transfigurée par l’esthétique.

Mais on aurait tort de réduire le projet Crimson Line à une simple dénonciation de la société de consommation. Le photographe utilise les volutes qu’expirent les usines pour peindre des tableaux abstraits, qui empruntent à la science-fiction. Un voyage halluciné parmi les nuées, jusqu’aux astres : là-haut, dans les nébuleuses, lorsque naît une nouvelle étoile, nos télescopes saisissent une couleur cramoisie semblable à celle que prend le ciel au crépuscule mais aussi à celle produite par le colorant soutiré aux cochenilles. Le rouge cramoisi, couleur de la création par excellence.

Raconter l’histoire du monde à partir d’une gamme de couleurs, c’est le projet fou que semble s’être donné Trent Parke. Il emprunte d’ailleurs à John Ellis le titre de son essai : Une Histoire Naturelle des Corallines. Sauf que cette histoire naturelle englobe tout ce qui prend la couleur du corail : le soleil couchant, une perruque rose sur un mannequin en vitrine, une goutte de sang. Ce rouge cramoisi que nous soutirons aux cochenilles pour rendre nos mets plus appétissants et nos produits cosmétiques plus attrayants a quelque chose de mystique. C’est la couleur de la naissance et de la création.

Ni cochenilles, ni docks, ni cheminées, l’objet d’étude de Trent Parke est la lumière elle-même. Au sommet de son art, le grand photographe poursuit ici sa longue exploration de la lumière et de ses facultés de transformer les paysages les plus banals en scènes vibrantes de magie et de mystère.
Par Joy Majdalani
Joy Majdalani est une rédactrice et créatrice de contenu libanaise basée à Paris. Elle écrit sur la technologie, l’art, la culture et les questions sociales.
Trent Parke, Crimson Line
Aux éditions Stanley/Barker
£44, 132 pages
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