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Yegan Mazandarani, Les parias du Donbass

Yegan Mazandarani, Les parias du Donbass

En septembre 2018, le photographe Yegan Mazandarani entreprend un voyage en République Populaire de Donetsk, État sécessionniste, autoproclamé et non reconnu, à la frontière russo-ukrainienne pour y photographier ses habitants. Un livre rassemble ces images prises avec empathie.
Aujourd’hui, quelqu’un m’a donné cette citation d’Hiram Johnson, un sénateur américain du début du XXe : « Quand une guerre éclate, la première victime c’est toujours la vérité. » Saur Mogila, RPD © Yegan Mazandarani


Dans un coin d’une pièce, pendant que ses camarades démontent un fusil d’assaut, un garçon du Club militaire patriotique de Mospino se recroqueville. La scène interpelle. C’est l’une des nombreuses photographies d’enfants formés à la guerre qui figurent dans Parias, le livre de Yegan Mazandarani. On les voit s’entraîner au combat, se familiariser avec des armes, se défier, se tenir en rang serré. « J’ai 12 ans, et je veux être plus fort pour protéger ma famille », dit un autre. « Je voudrais devenir soldat et prendre exemple sur mon coach. Le plus dur ici? C’est peut-être la lutte avec les garçons plus vieux que moi. »
 

Club militaire patriotique de Mospino, RPD © Yegan Mazandarani


Les images sont douces et contrastent avec le récit du photographe. « La démonstration des enfants monte crescendo, je reste stupéfait, je photographie. Je les vois se battre dans la salle avec une férocité incroyable. Ce n’est pas normal. Je suis heurté car je pense à mon enfance. Mes jeux, ce qu’on m’a appris, le calme du petit hameau ensoleillé de Marly-la-Ville. »
 

Dans le coin de la pièce, pendant que les autres démontent le fusil d’assaut, un enfant est recroquevillé. Club militaire patriotique de Mospino, RPD © Yegan Mazandarani


Le conflit du Donbass entre l’Ukraine et la Fédération de Russie éclate à la faveur de la crise politique que connaît l’Ukraine fin novembre 2013. Depuis plus de six ans, aucune solution pour arrêter les affrontements entre forces ukrainiennes et séparatistes pro-russes n’a pu être trouvée.
 

Monastère d’Iversky. Donetsk Oblast, RPD © Yegan Mazandarani


A ce jour cette guerre a déjà fait plus de 13 000 morts et environ 30 000 blessés, 1,4 million de personnes ayant été contraintes de fuir leur lieu de résidence vers les autres régions d’Ukraine, et environ 1 million de réfugiés a rejoint les États frontaliers. Le Donbass est devenu l’une des zones les plus minées du monde avec l’Afghanistan et l’Irak. Et des tranchées, photographiées par Yegan Mazandarani, qui rappellent celles de la Première Guerre mondiale, ont été creusées par les soldats engagés dans ce long conflit.
 

Cérémonie commémorative de Saur Mogila, RPD © Yegan Mazandarani


« Je voulais voir au moins une fois de mes yeux ce qu’était la guerre », raconte le photographe. « J’avais peut-être un peu envie de me mettre en danger, et aussi d’être dans ce moment calme de la photographie que j’aime beaucoup. Je suis juste parti faire des photos, sans véritable projet en tête, et j’étais loin de penser que j’allais produire un livre à mon retour. »
 

Les veuves sont rassemblées autour de la chapelle, au bas de la colline. Saur Mogila, RPD © Yegan Mazandarani


Pour son projet documentaire, Yegan Mazandarani a manifestement pris le temps de s’intéresser à cette population, ces hommes, ces femmes, ces enfants, ces soldats, qui vivent à l’ombre de la guerre, au milieu des ruines. Tout au long du livre, on découvre en images mais aussi en textes leur histoires personnelles, leur quotidien, leur vision de la situation, leur aspirations. « Beaucoup de choses m’ont frappé au Donbass », dit-il. « Ce sentiment de tristesse diffus, cette chape sur la ville, le territoire et les visages marqués par la guerre. La manière dont il a été parfois possible de voir du bonheur et des rires dans ce chaos. Les gens, leurs histoires, la folie aussi. »
 

Un mannequin destiné à tromper les snipers ukrainiens. Sur le front, RPD © Yegan Mazandarani


Les photographies – portraits soignés, scènes émouvantes, paysages dénaturés – apportent un regard intime sur l’envers du décor d’un terrain de guerre, aux antipodes du photojournalisme d’actualité. Cartes et planches-contacts complètent une mise en page qui joue aussi bien sur l’émotion que l’information. Une façon juste de comprendre ce conflit et d’entendre la voix de ceux qui le vivent.
 

L’heure du goûter pour les enfants : thé, lait, pain, confiture de fraises. Gorlivka, RPD © Yegan Mazandarani


Le titre du livre, Parias, alerte lui sur la situation d’une population mise à l’écart de la communauté internationale, isolée, ignorée; et fait référence à d’autres « parias » rencontré par Yegan Mazandarani: des gens venus de France, des Pays-Bas ou des Etats-Unis, en marge dans leur propre pays et venu trouver quelque chose au Donbass qu’ils n’ont pas chez eux. Détails intéressants: l’ouvrage est imprimé par Escourbiac, selon un procédé respectueux de l’environnement, et le format évoque les carnets Moleskine noir avec lesquels il travaille au quotidien. 
 

Les enfants sont alignés au soleil, la tête baissée. Sergueï souffle dans son sifflet et d’un seul homme ils courent à l’intérieur : la démonstration commence. Club militaire patriotique de Mospino, RPD © Yegan Mazandarani


« En tant qu’homme, j’ai vu un peu plus le poids des dogmes, l’instrumentalisation des passions et la folie qu’est la guerre. Et peut-être ai-je mieux appris à être humble devant des choix ou des situations que je ne comprends pas. En tant que photographe, ce travail m’a beaucoup fait évoluer. D’abord, c’est la première fois que j’ose montrer ce que j’écris, et ce fut un pas énorme qui m’a demandé du temps, pour dépasser cette peur et assumer mes mots. C’est aussi le premier projet où j’ai passé autant de temps à travailler les images, la sélection, l’expo. J’ai fait le choix de tout réaliser de manière indépendante et de m’occuper de chaque détail. »
 

Les femmes du bunker nous accompagnent à la surface pour nous dire au revoir. Petrowski, RPD © Yegan Mazandarani


Par Jonas Cuénin

Yegan Mazandarani, Parias
Auto-édition, 40€
Livraison en France – 7€ / Livraison internationale – 15€
Pour toute demande: [email protected]

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