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Les célèbres plages en terrasse de Little Italy, sous le regard de Susan Meiselas

Les célèbres plages en terrasse de Little Italy, sous le regard de Susan Meiselas

Dans une superbe série de photographies vernaculaires, Susan Meiselas, de l’agence Magnum, a travaillé avec ses voisins de longue date pour mettre en lumière toute la magie des historiques « plages en terrasse » de New York.
© Extrait du livre Tar Beach. Life on the Rooftops of Little Italy par Susan Meiselas avec Virginia Bynum & Angel Marinaccio, Damiani

Même lorsque la ville s’appauvrit, l’immobilier est à l’honneur à New York, car s’entasser dans des appartements comme dans de confortables boîtes à chaussures donne à tout un chacun le désir visionnaire de s’approprier un environnement plus vaste. L’absence d’espaces publics, de cours et de places conduit les New Yorkais à développer une grande créativité, et cette ingéniosité s’exprime tout particulièrement sur les « plages en terrasse », des toits d’immeubles aménagés en terrains d’agrément semi-privés.

Sans quitter la maison, les plages en terrasse offrent l’évasion ultime: les citadins s’y sentent comme les rois du monde, contemplant de haut les lignes brisées du paysage, sans qu’aucun bâtiment ne leur cache le soleil. L’inoubliable sensation d’être transporté au sommet d’une véritable montagne a des vertus merveilleuses pour l’esprit, en ce qu’elle ouvre une porte magique donnant sur un monde où tout est possible. Depuis plus d’un siècle, les habitants ont l’habitude de s’habiller très chic pour entreprendre l’ascension de six étages et réaliser des photos amateur.

« Est-ce que les gens montent encore sur les toits ? Et s’ils le font, que voient-ils ? Parce que c’était le paradis que nous voyions », écrit le réalisateur Martin Scorsese dans son introduction à Tar Beach: Life on Rooftops of Little Italy 1920-1975 (Damiani). Susan Meiselas, photographe de l’agence Magnum, a collaboré avec Virginia Bynum et Angel Marinaccio, tous natifs du fameux quartier de Little Italy, à Manhattan, pour réaliser une sorte d’album de famille à partir de photographies prises sur les toits du quartier entre les années 1920 et le début des années 1970. 

© Extrait du livre Tar Beach. Life on the Rooftops of Little Italy par Susan Meiselas avec Virginia Bynum & Angel Marinaccio, Damiani

« Le toit était notre lieu d’évasion et notre sanctuaire », continue Scorsese, évoquant la magie des plages en terrasse, qui en faisait un lieu extraordinaire pour fêter les anniversaires, les communions, les confirmations, les remises de diplômes ou simplement jouer, pique-niquer ou prendre des bains de soleil. « La foule à chaque heure, la poussière et la crasse, le bruit incessant, le chaos, la claustrophobie, le mouvement perpétuel de toutes choses…Vous montiez des marches, vous ouvriez une porte et vous étiez au-dessus de tout cela. Vous pouviez respirer. Vous pouviez rêver. Vous pouviez exister. Les photos de ce livre reflètent un besoin fondamental : s’élever, littéralement, au-dessus de la vie qui nous entoure, trouver un refuge et la paix. »

S’enraciner dans une communauté historique

Depuis 1974, Susan Meiselas habite le même pâté de maisons de Little Italy, où elle loue un appartement dans un bâtiment de style gothique victorien devenu emblématique, que la femme du philanthrope John Jacob Astor III avait offert à la communauté italienne à la fin des années 1890. Comme de nombreux bâtiments de la ville, celui-ci a connu des temps difficiles dans les années 1970, mais cela n’a guère dissuadé Susan Meiselas : elle a trouvé une communauté où s’enraciner, parmi des voisins qui habitent là depuis des générations.

© Extrait du livre Tar Beach. Life on the Rooftops of Little Italy par Susan Meiselas avec Virginia Bynum & Angel Marinaccio, Damiani

« Quand j’ai emménagé ici », dit-elle, « c’était un vrai quartier, avec les enfants qui sautaient à la corde et les vendeurs de fruits au coin des rues. Je me suis liée d’amitié avec quelques filles qui se regroupaient au coin de ma rue, dont j’ai tiré la série de photos Prince Street Girls. C’était une vraie famille, et une communauté multigénérationnelle. »

A son apogée, Little Italy était une sorte de village. Les hommes se rassemblaient dans de petits clubs sociaux pour mener des affaires tenues secrètes, tandis que les enfants vivaient leur vie dans la rue. Les familles élargies habitaient le même immeuble, ceci créant une intimité profonde qui existe rarement dans les grandes villes. Il n’y avait pas toujours l’eau courante dans ces appartements modestes, et lorsque c’était le cas, l’eau était souvent froide. L’imagination palliait à ce qui était absent de la vie au quotidien. Les toits se transformèrent en sphères d’influence magiques, des espaces semi-privés où l’on pouvait vivre ses rêves, et enregistrer ceux-ci.

© Extrait du livre Tar Beach. Life on the Rooftops of Little Italy par Susan Meiselas avec Virginia Bynum & Angel Marinaccio, Damiani

Un portrait émouvant des gens et du lieu

A la fin des années 1970, Little Italy commence à changer. De nombreux habitants déménagent à Brooklyn, Staten Island et New Jersey. Sous l’influence des nouveaux propriétaires des immeubles, un mode de vie plus que centenaire disparait lentement. De cette époque ne restent que les histoires, les souvenirs et les photographies. 

En 2015, Susan Meiselas et d’autres habitants lancent le « Mott Street Memorial project », à l’occasion du bicentenaire de l’ancienne cathédrale Saint-Patrick, au coeur de Little Italy. Sachant que de nombreux anciens habitants du quartier y reviendront pour célébrer cet événement historique, Susan Meiselas lance un appel à contributions à Cafetal, l’un des derniers clubs de Little Italy, pour rassembler des photos de famille.

C’est alors qu’elle apprend l’existence des plages en terrasse : le toit de son immeuble étant en pente, elle n’a jamais eu l’occasion d’en voir une. Mais Tar Beach ne commence à prendre forme qu’avec la crise de la COVID-1. Confinée, Susan Meiselas concentre son énergie sur le livre, collaborant avec des habitants de longue date, ou bien des anciens, pour réaliser un portrait émouvant de ceux qui ont fondé l’une des enclaves les plus illustres de la tradition new-yorkaise.

© Extrait du livre Tar Beach. Life on the Rooftops of Little Italy par Susan Meiselas avec Virginia Bynum & Angel Marinaccio, Damiani

Préserver les richesses du passé

Dans une superbe image de Mildred Musillo réalisée au cours de l’été 1940, on peut voir la benjamine et la plus américanisée des soeurs Musillo prendre un bain de soleil sur un toit situé au 197, Hester Street. « C’était le genre de personne qui grandit mais ne vieillit jamais », dit la légende de l’image, impression qui fait écho à la beauté intérieure que Mildred Musillo nous révèle délicatement. 

« Ces portraits sont des représentations qui donnent le sentiment d’un instant unique », dit Susan Meiselas, faisant remarquer que la pellicule était chère : il fallait avoir beaucoup de discernement, avec un rouleau de 12 poses, pour créer un instant d’intimité partagée qui durerait toute une vie, voire plus longtemps. 

« La photographie est un objet, quelque chose que l’on prend dans la main. Je voulais que l’on voie les bords, les marques des années, les rayures ; ce sentiment du temps inscrit dans la photographie est très important. Ce qui compte, ce n’est pas seulement l’identité de la personne photographiée et ce qu’elle espère devenir, mais que l’image devienne un objet durable que les générations se transmettront les unes aux autres. Ce n’est pas seulement l’auteur de la photographie qui est important, mais aussi ceux qui l’ont préservée, en ont hérité et lui donnent une valeur. Le travail d’où est issu ce livre est vraiment très particulier, à mes yeux. »

Couverture: © Extrait du livre Tar Beach. Life on the Rooftops of Little Italy par Susan Meiselas avec Virginia Bynum & Angel Marinaccio, Damiani

Par Miss Rosen

Miss Rosen est auteur. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres, des magazines et sur des sites Web, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.

Susan Meiselas: Tar Beach
Life on the Rooftops of Little Italy 1920–75
Foreword by Martin Scorsese.
Published by Damiani
40€

https://www.damianieditore.com/en-US/product/779

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