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Nan Goldin: « Mes diaporamas sont des films »

A l’occasion de sa nouvelle exposition chez Marian Goodman, l’artiste légendaire évoque la relation entre photographie et cinéma dans son oeuvre, et parle de la façon dont ses portraits ressuscitent le passé.
Nan Goldin, Thora’s eye, Brooklyn, NY, 2021

Nan Goldin a toujours voulu être cinéaste. Un vœu qui perdure : « Je ferai peut-être un drame en costumes ou un polar », dit-elle, songeuse. D’une certaine manière, elle l’a toujours été. En se faisant d’abord connaître sur la scène artistique au milieu des années 1980 avec The Ballad of Sexual Dependency (La Ballade de la dépendance sexuelle), un diaporama de 700 clichés portant sur la douleur, l’amour et la perte, accompagné d’une bande sonore qui passe de Maria Callas au Velvet Underground. C’est sa façon à elle de faire du cinéma : prendre des photos et les transformer en images animées, les projeter en faisant défiler les diapos manuellement.

Dans une nouvelle exposition à la galerie Marian Goodman, à New York, « Memory Lost », Nan Goldin présente trois de ces diaporamas, ainsi qu’une sélection de nouveaux tirages. Le diaporama intitulé Memory Lost est l’un des plus récents et le plus grand en termes d’échelle depuis la Ballade, son œuvre phare. Sur une musique de Mica Levi, les images racontent les effets dévastateurs de la dépendance, notamment les pertes de mémoire. Pour ce dernier diaporama – ou plutôt ce court-métrage, comme le conçoit Nan Goldin – elle a fouillé ses archives, découvrant des images et des souvenirs dont elle avait oublié l’existence.

Nan Goldin, Empty beach, Coney Island, n.d.
Nan Goldin, The crowd, Paternò, 2004

Des images fixes tirées de Memory Lost, aux dates et lieux très divers, sont accrochées aux cimaises de la galerie. La seule constante est que nombre d’entre elles paraissent endommagées ou floues. The Crowd, Paterno (La foule, Paterno) saisit la frénésie d’une foule qui emble traversée par une charge électrique ; l’image produite est un instantané de mouvement et de lignes de lumière en zigzag.

« Ce sont des accidents. Je ne sais pas si elles sont réussies, mais ce sont toutes des accidents », dit-elle à propos de ces photographies. « C’était bien avant qu’il y ait une application floutant vos photos. La plupart sont analogiques ; je ne voyais pas bien, ou la pellicule a été détruite. Ce sont mes accidents, et en tant que tels, je pense qu’ils sont magiques. »

Nan Goldin, Lavender Landscape, Buncrana, Ireland, 2002
Nan Goldin, Cross in the Fog, Brides-les-bains, 2002

Pendant un moment, Nan Goldin a cessé de documenter sa vie et toutes les personnes de son entourage. À la place, elle s’est tournée vers le ciel, prenant en photo les riches bleus et les roses pâles des crépuscules et des aubes du monde entier. Dans Blue Hills, Italy (Montagnes bleues, Italie), les nuances de bleu et de noir se fondent les unes dans les autres. Cela ne ressemble pas tout à fait à une photographie, ni à une peinture ; cela a plutôt la qualité brumeuse du réveil au sortir d’un rêve, lorsque le monde est encore flou.

C’est seulement durant la pandémie du Covid que Nan Goldin s’est sentie obligée de recommencer à photographier les gens. Elle s’est concentrée sur un seul sujet : l’écrivaine Thora Siemsen, qui s’est installée dans sa résidence de Brooklyn pendant le confinement. Les images qui en résultent sont intimes, voire éthérées, avec des photos de Thora allongée sur un lit, dans un halo de lumière.

Nan Goldin, Thora at my vanity, Brooklyn, NY, 2021
Nan Goldin, Electric Gaja, Paris, 2010

Pour la première fois de sa carrière, elle s’essaie à une nouvelle technique d’impression, le tirage par sublimation sur aluminium, avec des couleurs rayonnant sur le métal. Au début, il s’agit d’une expérience qui laisse Nan Goldin dubitative, jusqu’à ce qu’elle la teste avec une photographie de Thora assise devant une coiffeuse. Juchée sur une chaise, une Thora nue émerge de la pénombre, la luminosité de sa peau est accentuée par l’obscurité qui l’entoure : « Les noirs sont si beaux, si profonds, qu’ils m’ont complètement convaincue », dit Nan Goldin. « C’est la profondeur des noirs. »

La perte est un thème prédominant dans sa vie et son œuvre, ainsi que la faillibilité de la mémoire, qu’elle soit due aux effets ravageurs du temps ou de la toxicomanie. Pour elle, la préservation de la mémoire est le but ultime, et Nan Goldin utilise la photographie comme un moyen de figer des moments dans le temps. Dans le livre qui accompagne La Ballade de la dépendance sexuelle, elle écrit : « Nous racontons tous des histoires qui sont des versions de l’histoire – mémorisées, encapsulées, répétables et sûres. La mémoire réelle, que ces images déclenchent, est une invocation de la couleur, de l’odeur, du son et de la présence physique, de la densité et de la saveur de la vie. La mémoire permet un flux infini de connexions. Les histoires peuvent être réécrites, la mémoire ne le peut pas. »

Nan Goldin, Twilight in Dordogne, France, 1979
Nan Goldin, My horse, Roma, Valley of the Queens, Luxor, Egypt, 2003

Une certaine immortalité est conférée à ceux qui sont photographiés : « La plupart des personnes figurant dans The Other Side sont mortes »,dit Goldin, « et pourtant, elles sont pleines de vie sur ces photos ». The Other Side, un autre diaporama de l’exposition, est un hommage aux amis transgenres de Nan Goldin, avec lesquels elle a vécu et qu’elle a photographiés des années 1970 à 2010. C’est la première fois, depuis plus d’une décennie, que ce diaporama est montré, et il a reçu un nouveau traitement. « Pour moi, ce sont des films », dit la photographe à propos de ses diaporamas. « Mais leur beauté réside dans le fait que l’on peut constamment les rééditer et les mettre à jour, ce qui n’est pas possible avec un film. »

L’exposition est ponctuée de références à la crise des opioïdes, un message personnel de Nan Goldin qui a parlé ouvertement de son combat contre la toxicomanie. On estime que les opioïdes ont fait plus de 500 000 morts, des chiffres comparables à l’épidémie de sida qui a emporté de nombreux amis de l’auteur de The Other Side. En 2018, elle déclarait au New York Times : « Dans les années 1980, j’ai perdu beaucoup d’amis et, pour moi, une génération a disparu. Allons-nous regarder aujourd’hui une nouvelle génération disparaître ? »

Memory Lost comporte un diaporama dédié à P.A.I.N., ou « Prescription Addiction Intervention Now », un groupe fondé par Nan Goldin qui se bat pour une réforme progressiste de la politique en matière de drogues, et des soins de santé basés sur la réduction des risques. Les actions du groupe ont également entraîné des changements dans le monde de l’art. En 2019, P.A.I.N. a réussi à obtenir du Louvre et de la National Portrait Gallery, entre autres, qu’ils mettent fin à leurs affiliations avec la famille Sackler, propriétaire des firmes pharmaceutiques Purdue Pharma et Mundipharma, et refusent leurs donations, les Sackler étant largement considérés comme responsables de l’épidémie par leur production et leur distribution d’OxyCotin.

 Nan Goldin, The sky on the twilight of Philippine’s suicide, Winterthur, Switzerland, 1997

En dépit de la beauté de l’œuvre de Nan Goldin, la tristesse y est écrasante, et le sentiment associé à la perte des êtres chers est vertigineux. « Je ne veux plus jamais perdre le vrai souvenir de quelqu’un », écrit-elle dans la Ballade. « J’ai toujours pensé que si je photographiais suffisamment quelqu’un ou quelque chose, je ne perdrais jamais la personne, je ne perdrais jamais le souvenir, je ne perdrais jamais le lieu. Mais les photos me révèlent tout ce que j’ai perdu. »

Par Christina Cacouris

Christina Cacouris est journaliste et commissaire d’expositions. Elle vit entre Paris et New York.

« Nan Goldin, Memory Lost » est présentée à la galerie Marian Goodman, à New York, jusqu’au 12 juin 2021. Plus d’informations ici.

Nan Goldin, Seascape at sunset, Camogli, Italy, 2000
Nan Goldin, Sunset like hair, Sète, France 2003

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