
En plein cœur des États du Sud, dans le Mississipi, se trouve Greenville. Enclavée dans un paysage ultraconservateur, cette ville résolument progressiste a vu naître écrivains, musiciens et artistes, dont le photographe et réalisateur Allen Frame. À son époque, l’identité LGBTQ ne se vit pas au grand jour. Quelques-uns, comme le sculpteur Leon Koury, ont le courage de faire leur coming out, mais ils sont rares. Au début des années 1970, alors étudiant à Harvard puis chez Imageworks, Frame fréquente l’atelier de Koury. Une complicité se tisse entre eux et lui permet de se sentir moins seul, dans un univers où règne une certaine hypervirilité.
Cherchant désespérément à fuir ce carcan, Frame s’installe d’abord à Boston, avant d’arriver à New York en 1977, au moment même où le Gay Liberation Movement est en plein essor. En 1981, il se trouve un appartement sur Perry Street, à quelques rues du Stonewall Inn, site du soulèvement historique en faveur des droits LGBTQ. À cette période, où on peut facilement vivre, travailler et faire la fête à New York, Frame fait des ménages, ce qui lui laisse suffisamment de temps pour profiter pleinement de la scène artistique bouillonnante de la ville. Frame passe le plus clair de son temps dans l’East Village, en compagnie d’une nouvelle génération d’artistes et de photographes dont Nan Goldin, David Armstrong, Kenny Scharf, Dan Mahoney, Peter Hujar et Alvin Baltrop.

En parallèle, il travaille à ses propres projets, à savoir sa « photobiographie », pour citer le critique français Gilles Mora et le photographe Claude Nori. Tout comme Goldin et Armstrong, Frame se lance dans la création d’un journal intime émouvant, un album de famille en quelque sorte. Désormais intégré, il s’immerge dans les cercles artistiques avant-gardistes, avec un penchant pour le mystère. Son travail, marqué par le mystère et le suspense, est d’autant plus poignant quand on connaît la catastrophe qui détruira bientôt le monde fragile qu’il aime.
Les Soldats de l’espérance
L’exposition « Allen Frame: NYC 1981 » et la monographie Fever fixe à tout jamais l’innocence d’une époque. Le 17 avril 1981, Frame fête ses trente ans chez l’artiste péruvien Coco Ugaz, en compagnie de l’écrivain Bill Jacobson et du publicitaire John West. Le 3 juillet suivant, le New York Times publie son premier article sur une maladie alors inconnue, « une forme de cancer rare, souvent foudroyante et fatale » affectant les hommes homosexuels. Ugaz, West et Jacobson mourront de cette maladie, que l’on connaît maintenant sous le nom de VIH.


« J’ai perdu beaucoup de mes amis. Ce fut un traumatisme terrible », raconte Frame à American Suburb X. En très peu de temps, une génération entière est décimée, laissant derrière elle un vide impossible à combler. À la fois spontanées et pétries d’une sensibilité artistique intemporelle, les photos de Frame préservent le visage d’une génération perdue. Capturés à des instants qui rayonnent de possibles et d’espoir, symboles mêmes de jeunesse, ces êtres sont d’autant plus poignants qu’ils n’ont aucune idée du futur terrifiant qui les attend.
Par Miss Rosen
Auteure spécialisée en art, photographie et culture, Miss Rosen vit à New York. Ses travaux sont publiés dans des livres, des magazines et des sites web, dont Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.
« Allen Frame: NYC 1981 », Gitterman Gallery, exposition en ligne.
Fever, chez MATTE Editions, 40 $.


