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50 ans de Libé, le combat dans l’oeil

Le quotidien Libération célèbre cette année ses 50 ans. En plus d’une exposition aux Rencontres d’Arles, le livre 50 ans dans l’œil de Libé met en lumière les photographies publiées ou commandées par le journal qui ont marqué l’Histoire. Pour cet anniversaire, Blind a rencontré ceux d’hier et d’aujourd’hui qui ont contribué à ce fameux et inimitable « style Libé ».

« Certains matins, Libération fut le plus beau quotidien du monde. » 

Qui, comme Serge July, co-fondateur du quotidien imaginé en 1973, ne s’est jamais fait un jour la même réflexion devant le kiosque à journaux. La « patte Libé » c’est l’art du titre qui frappe juste, de la photo au premier plan. 50 ans dans l’œil de Libé est un livre – et une exposition à Arles – hommage aux photographes, aux éditeurs et à toutes les équipes du journal qui ont mis la photographie en lumière. Un demi-siècle que son œil scrute et bouscule l’actualité, sans cataracte apparente. 50 ans d’histoire racontés en images par les plus grands, 50 ans d’archives, de négatifs et de tirages qui témoignent des tumultes du monde avec fracas, provocation et poésie. 

Ces 300 photographies présentées dans l’ouvrage, et les plus de 100 tirages exposés aux Rencontres, racontent l’histoire commune, elles illustrent surtout « cet esprit du cadrage, de la composition, cet esprit frondeur, curieux… », comme l’énumère Lionel Charrier, directeur photo depuis 2015 du journal marqué à gauche. Avec la journaliste Charlotte Rotman, le cofondateur et ex-directeur de l’agence MYOP s’est plongé dans les 400 cartons d’archives, la plupart remisés dans un entrepôt impersonnel à 35 kilomètres de Paris, avec l’idée de « parler de 50 ans d’évènements à travers le regard des photographes »

La culture de l’image

Henri Cartier-Bresson, William Klein, Paolo Roversi, Gilles Peress, Martine Franck, Sebastiao Salgado, Françoise Huguier, Raymond Depardon… publier une photo dans Libé, c’est s’inscrire dans un patrimoine photographique unique. Lionel Charrier et Charlotte Rotman célèbrent ce trésor d’une photographie d’auteur au service de l’actualité. Des milliers de tirages, en noir et blanc ou en couleur, qui racontent 5 décennies de notre existence.   

Il a fallu se lancer dans une grande enquête, appeler les photographes, les éditeurs photos, les journalistes, répertorier leurs anecdotes pour raconter la petite histoire derrière la photo, les coulisses d’un journal hors cadre. Lionel Charrier y découvre des surprises savoureuses. Comme cette photographie du président Valéry Giscard d’Estaing prise par Jacques Torregano qui fera la Une de Libération en mai 1981 au moment de son départ de l’Elysée. Le photographe raconte l’histoire étonnante de ce cliché : « Giscard était en campagne, on le suivait dans un escalier d’un immeuble à Paris. Il montait les marches quatre à quatre pour faire jeune. On était serrés. J’ai pris la photo mais dans la bousculade, ma synchroflash a bougé et s’est mise au 250e : la photo n’a été éclairée que dans la partie basse de l’image. » L’ombre de la silhouette du président apparaît dans l’ouverture d’une fenêtre. « Pour moi elle était ratée, je ne voulais pas la montrer mais on a apporté le tirage à Libé », poursuit Jacques Torregano. « Quand Giscard a perdu, le journal a utilisé cette image en couverture. Avec ce titre qui, finalement, faisait sans le savoir référence à cet accident photographique : Rideau. » Qui d’autre que Libé pour utiliser une photo a priori ratée. 

« Derrière chaque image, il y a cette chair-là. Le but du livre est de montrer cet ADN photo du journal », confie Lionel Charrier qui avoue s’être lancé dans une quête personnelle pour réellement comprendre d’où venait cette relation si particulière entre le quotidien et le médium photographique. « Je cherchais la raison qui avait conduit à cette vraie politique photo. Quand on parle de photo à Libé, il faut aller au-delà de la Une et de la Der, c’est une culture en profondeur. La photo n’existe pas seulement pour elle-même mais parce que c’est une culture portée par le journal. »

Manifestation MLF à Paris, le 8 mars 1975. Avec l’aimable autorisation du photographe. © Christian Weiss
Manifestation MLF à Paris, le 8 mars 1975. Avec l’aimable autorisation du photographe. © Christian Weiss

L’esprit Libé

Pour comprendre cette alchimie particulière, il faut rembobiner jusqu’aux premières années du journal. Grand amateur de cinéma, Serge July, le cofondateur, comprend déjà l’importance de raconter le monde par l’image. Ce lien avec la photo s’explique aussi et surtout par la création en interne d’une agence photo : Photolib. « C’est Photolib qui était aux manettes du service photo. La graine photographique était plantée », raconte Lionel Charrier.

La « Une affiche » comme on l’appelle mettra une petite dizaine d’années à fleurir. Un jour d’avril 1980 pour la mort de Jean-Paul Sartre, Christian Caujolle, qui tient alors la chronique photographique dans le journal, déniche un cliché du photographe Antanas Sutkus montrant le philosophe et son ombre luttant face au vent, la tête penchée vers l’avant, les mains derrière le dos. La « Une affiche » est officialisée, même si déjà en 1976 un numéro spécial rendait hommage à Mao avec une photo pleine page du grand timonier. 

« Christian Poulin qui développait les films était totalement angoissé à l’idée de se planter avec les négatifs de Cartier-Bresson »

Christian Caujolle, ex-directeur du service Photo

Début 1981, la nouvelle formule version journal-magazine imaginée par Serge July, Claude Maggiori et Frédérique Goursolas, se dote d’une première politique photo sous la houlette de Christian Caujolle comme directeur du service Photo. « Une des consistances de cette politique de photographie d’auteur résidait dans le fait de produire autant que possible pour être différents des autres journaux. On a analysé la presse quotidienne française et on a réalisé qu’elle n’avait strictement pas changé depuis 1945 », explique le cofondateur de l’agence VU et l’actuel conseiller artistique du lieu d’exposition du Château d’eau, à Toulouse. Caujolle commence alors à dénicher les auteurs pour des commandes. En mai 1981, il se met au défi de convaincre les photographes de l’agence Magnum présents à Paris de couvrir l’investiture de François Mitterrand. C’est sa première commande en tant que chef du service Photo. Le numéro spécial de 12 pages doit être publié le jour même, pour 18 heures. Une de ses journées les plus marquantes.

Tous les films réalisés le matin sont récupérés pour être développés au plus vite avant le bouclage. « Christian Poulin qui développait les films était totalement angoissé à l’idée de se planter avec les négatifs de Cartier-Bresson, on était évidemment en retard mais on a réussi et on s’est bien amusés », relate Caujolle. Cartier-Bresson dira même : « Je n’ai jamais vu une de mes photos aussi vite ! ». Dans le livre, l’épisode est raconté dans une touchante double page (p.54-55) où apparaît à gauche la photo de Cartier-Bresson prise de l’intérieur de l’Elysée et à droite celle de sa compagne, Martine Franck, située sur le parvis. Celle de Cartier-Bresson ne sera d’ailleurs pas publiée dans Libé mais en double page dans Paris-Match. « J’avais édité sans faire de planche-contact. Pas le temps. Cette photo de l’intérieur de l’Elysée des cuisiniers qui regardent l’arrivée de Mitterrand… je ne l’avais pas repérée ! », avoue Caujolle.

Le pas de côté

A Libé, on ne fait décidément pas comme les autres, on cadre d’un peu trop près, on coupe des têtes, on casse les codes de la photo d’actualité. Un régal pour les photographes. En atteste « le sourcil et le marteau » de Saint-Ouen. Jean-Claude Coutausse saisit en février 1985 le haut du crâne de Georges Marchais, alors secrétaire général du Parti communiste français, derrière une estrade flanquée de deux marteaux et faucilles. « Faire une photo pour l’AFP (Agence France Presse), pour qui j’ai travaillé, c’était faire une photo qui pouvait passer partout, on s’y plie. Libé te laisse une liberté immense pour t’exprimer […] cela permet de faire des images qui se démarquent », témoigne le photographe. 

« Il fallait que j’aille chercher les photos à Neuilly, elles arrivaient presque tous les jours des Etats-Unis dans la même valise que les publicités du Herald Tribune, en Concorde »

Christian Caujolle
Georges Marchais au 25e Congrès du Parti communiste français à Saint-Ouen, le 10 février 1985. Avec l’aimable autorisation du photographe. © Jean-Claude Coutausse
Georges Marchais au 25e Congrès du Parti communiste français à Saint-Ouen, le 10 février 1985. Avec l’aimable autorisation du photographe. © Jean-Claude Coutausse

Caujolle aura le flair d’envoyer des plumes de la lumière un peu partout. Il donne carte blanche durant un été à Raymond Depardon pour un carnet estival de New York. « Il fallait que j’aille chercher les photos à Neuilly, elles arrivaient presque tous les jours des Etats-Unis dans la même valise que les publicités du Herald Tribune, en Concorde. Ça ne passait pas toujours au journal, des gens à la rédaction considéraient qu’on gâchait une demie page par jour », se souvient le chef Photo de l’époque qui ne lâchera pas sa vision éditoriale. Il enverra William Klein à Lourdes lors de la venue du Pape en 1980. « À cette époque, personne dans la presse ne faisait bosser William Klein […] Je l’aimais bien, il était un peu fouteur de merde sympathique. Pour la venue du Pape à Lourdes j’avais besoin d’un regard insolent […] A Lourdes, il est interdit de photographier la piscine miraculeuse. Évidemment il l’a photographié, et évidemment on a publié l’image », savoure-t-il.

Libé l’irrévérence, Libé le pas de côté. Les rendez-vous annuels que sont Cannes ou les défilés de mode sont toujours un moyen de se réinventer et de se distinguer. Françoise Huguier couvre les coulisses des plus grands défilés, Bruce Gilden et son terrible flash partent à la chasse aux gueules, décolletés et talons de la Croisette… Encore aujourd’hui le journal a gardé cette âme de la photographie d’auteur au service de l’actualité. « Cet esprit est resté, il y aura toujours un espace pour la photo », confirme Christian Caujolle. 

 « Libé a été la vraie école »

Lui aussi peut en témoigner. Le photographe Frédéric Stucin est un pur produit Libé. Son premier été au journal, il le passe en 1999 « les mains dans le labo ». Il a la vingtaine et ne connaît pas grand-chose à la photo. « Je savais à peine qui était Cartier-Bresson », avoue-t-il. « Mais à Libé c’était magique de voir la façon dont se faisait le quotidien. Tu te retrouvais tout de suite devant des photos de dingue. J’aimais traîner dans les archives, plonger la tête dans les cartons et tomber sur des trésors. » 

Nicolas Sarkozy, en campagne présidentielle, visite une manade lors de son séjour en Camargue, Saintes-Maries-de-la-Mer, le 20 avril 2007. Avec l’aimable autorisation des ayants droits du photographe. © Laurent Troude
Nicolas Sarkozy, en campagne présidentielle, visite une manade lors de son séjour en Camargue, Saintes-Maries-de-la-Mer, le 20 avril 2007. Avec l’aimable autorisation des ayants droits du photographe. © Laurent Troude

« Quand tu fais ta première Der t’es comme un dingue ! »

Frédéric Stucin, photographe

L’apprenti laborantin prend peu à peu goût à la photo et veut faire du « terrain ». « Je suis allé demander à la direction. On m’a envoyé couvrir une manif en Seine-Saint-Denis. J’y suis allé. Quand je suis revenu, on m’a dit que c’était nul. Alors t’y retournes. C’est comme ça que tu te formes ! » Pas de mauvais sujets, que des mauvais photographes. Stucin apprend et touche à tout. « Le matin tu fais le portrait d’un metteur en scène inconnu, l’après-midi tu te retrouves dans une manif de sans-papiers et le soir tu vas dans un squat de toxicos avant de partir sur une course cycliste le lendemain… Libé a été la vraie école. » 

Après le news, Stucin se voit bien remplir la prestigieuse dernière page de Libé, celle du portrait (créée en 1994). « Quand tu fais ta première Der t’es comme un dingue ! C’est une page très recherchée. C’est le super dessert, c’est une visibilité incroyable. » Le photographe indépendant reconnaît chez Libé cette liberté de traitement, du décalage et de la carte blanche laissée aux photographes. « La patte Libé c’est la liberté, c’est cette liberté de ton dans l’image, c’est d’aller gratter là où ça ne va pas plaire. »

En témoigne une de ses photos présentée dans le livre (p.236) lors de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy au Mont Saint-Michel en 2007. Le service de communication place volontairement les photographes face au politique avec le beau point de vue de la baie en arrière plan. « Ils voulaient une photo historique. Évidemment à Libé on ne peut pas se contenter de ça […] Je me suis extirpé du groupe pour présenter cette scène dans sa globalité. Et bien sûr le service Photo a choisi cette image-là, décalée », décrit Stucin. Nicolas Sarkozy se retrouve perdu tout à droite de l’image, face à la nuée de photographes, cameramen et preneurs de sons – comme la photo de Laurent Troude ci-dessous -. « On nous pousse dans nos écritures photo, à chercher l’instant photographique, à ne pas être seulement illustratif. L’image n’a pas besoin de texte. Elle doit raconter quelque chose d’elle-même. Je n’ai jamais trouvé cette même liberté ailleurs », salue le photographe qui met en avant la nouvelle génération comme les portraits de Der du bien nommé Boby

Acte III du mouvement des gilets jaunes, Avenue Friedland, Paris, le 1er décembre 2018. Avec l’aimable autorisation du photographe. © Boby
Acte III du mouvement des gilets jaunes, Avenue Friedland, Paris, le 1er décembre 2018. Avec l’aimable autorisation du photographe. © Boby

« Nous devons être garant de la véracité de l’image » 

Depuis sa création, Libé a été le journal des luttes, de la couverture de la mobilisation des salariés des montres françaises Lip aux gilets jaunes, de Sartres à Macron, Libé a été le témoin du monde, du Vietnam à la Tchétchénie en passant par la chute du Mur ou le 11 septembre… Un combat que le quotidien continue de poursuivre en maintenant son attachement à l’image malgré la révolution numérique et les défis qu’elle engendre.  

Lionel Charrier est arrivé à la tête du service Photo le 5 janvier 2015. Deux jours plus tard survenaient les attentats de Charlie Hebdo. « J’avais à peine reçu mon ordinateur, je n’avais aucun logiciel installé dessus… Ça vous met tout de suite dans le bain et vous montre que l’actualité est reine, elle nous dicte sa loi. »

Face au flot des informations et des images, le sang-froid éditorial devient d’autant plus primordial. « On fait attention à ne pas être sensationnalistes, à varier le type de Une, à être dans le ton de l’événement. Libé n’a jamais été dans le poids des mots, le choc des photos, le journal a toujours cherché la photo narrative », précise Lionel Charrier qui a lancé Le Libé des photographes, un numéro spécial où la photographie est encore plus mise en valeur.

« Avec cette révolution qui s’annonce, c’est notre travail d’éditeur photo qui va être le plus important et le rôle de la presse en général. Nous devons être garant de la véracité de l’image » 

Lionel Charrier, chef Photo de Libération

Souvent le journal prend position et n’hésite pas à mettre en pleine page l’immontrable. Le 6 avril 2017, avec le titre « Les Enfants d’Assad », le quotidien publie en Une la photo insupportable de cadavres d’enfants victimes de l’attaque chimique contre le village de Khan Cheikhoun, en Syrie, orchestrée par Bachar el-Assad. « Un de nos choix les plus forts et les plus assumés », confie Lionel Charrier. « Il a fallu dépasser les barrières, montrer cette image insupportable. On en a beaucoup débattu. Oui ce n’est pas beau à voir mais quand les atrocités sont niées, il faut les montrer. »

En plus de sa version papier, comme tous les quotidiens, Libé doit aussi désormais prendre en compte la gestion de l’image sur le web. « Les photos y sont versatiles. Ça amène d’autres enjeux, des choix qui marchent en maquette pour le papier ne fonctionnent pas forcément sur le web, c’est donc important d’avoir une politique photo également sur le web », analyse le chef Photo dont le journal a déjà mis en place une charte face à l’arrivée de l’imagerie générée par l’intelligence artificielle. « D’où l’importance aussi de travailler avec des photographes que l’on connaît et avec qui nous avons confiance. Ça nous prémunit contre ces dangers de désinformation », ajoute-t-il. Encore aujourd’hui, Libé produit environ 1 700 commandes par an. « Avec cette révolution qui s’annonce, c’est notre travail d’éditeur photo qui va être le plus important et le rôle de la presse en général. Nous devons être garant de la véracité de l’image. » 

En refermant ce livre riche de plus de 300 pages, nous parvenons à saisir l’empreinte bien vivante du regard de Libé sur le monde, et même au-delà. Ces 50 ans dans l’œil du quotidien, qui seront aussi exposés aux Rencontres d’Arles, nous font revivre les dates clés de ces dernières décennies et s’avèrent être un très bel hommage à la photographie et à ceux qui la servent. 

Manifestation anti-Le Pen place de la Nation à Paris, le 29 avril 2002. Avec l’aimable autorisation du photographe et Agence Vu’. © Guillaume Herbaut
Manifestation anti-Le Pen place de la Nation à Paris, le 29 avril 2002. Avec l’aimable autorisation du photographe et Agence Vu’. © Guillaume Herbaut
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