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CE JOUR-LÀ - « Une envie d'ailleurs » par FLORE

CE JOUR-LÀ – « Une envie d’ailleurs » par FLORE

Avec Ce jour-là, les photographes sont invités à raconter les coulisses d’une de leur photographie. Aujourd’hui, la photographe FLORE et un instant au Maroc… 

« Ce jour-là, à la fin du printemps 2016, j’étais à Larache.
Enfin, nous étions à Larache – avec Adrian, mon mari, c’est un « nous » en photographie de si longue date qu’il est devenu comme sous-entendu dans le « je ».
Ce jour-là, donc, nous étions à Larache depuis la veille parce que je voulais me rendre sur la tombe de Jean Genet qui repose là depuis 1986, je crois.
Jean Genet, dans mon adolescence, ça avait été la révélation d’une nouvelle poétique de la littérature. Un peu comme quand, beaucoup plus tard, j’avais lu L’amour est un chien de l’enfer de Bukowski.

Depuis Tanger, nous longions en voiture la côte atlantique pour la nouvelle série que j’avais en tête en souvenir du road-trip que nous avions fait en 1975 avec ma mère et ma sœur.
À Larache, c’était le temps de ramadan ; impossible de prendre un café en terrasse le matin, réduits au Nescafé tiède dans la chambre fatiguée de l’hôtel. La fenêtre heureusement donnait sur la mer.
Nous sortions à l’aube marcher dans la ville déserte.
C’est bien ramadan pour ça ; les villes endormies, désertes, ça m’arrange.
Je ne suis pas une photographe de voyage ni de l’action, pas une photographe des gens non plus.
Les gens, c’est difficilement atemporel, je trouve, et ce que j’aime c’est le temps incertain, une sorte de flou de la temporalité qui peut se glisser, qu’on peut aider à se glisser, dans une image.


© FLORE

Ce matin-là, nous avions longtemps longé la mer vers le cimetière espagnol, j’avais mon SX-70 à la main et j’étais aux aguets bien sûr, quand, tout à coup, je l’ai vu. Ce n’est pas tant l’homme que j’ai vu, que la photo de l’homme. Cette photo qui pouvait être faite et qui dirait son élégance, sa rêverie, sa beauté au monde, dans cet air exquis et solitaire du matin.
Quinze mètres, au moins, nous séparaient quand j’ai commencé à travailler.
Dans ces moments-là, de chasse*, je regrette de ne pas être en numérique ; un Polaroid ça siffle, bizz, quand la photo sort.
J’ai avancé dans son dos, silencieuse comme un chat, mètre par mètre, à chaque mètre une photo et le Pola qui siffle. Je m’immobilisais, je me disais, c’est là, il va se retourner, et me gronder dessus.
Mètre par mètre, photo après photo, j’avançais et le cadre commençait à être celui dont j’avais envie et je me disais : « Bon, encore une et je lui demande ».
Mais, depuis longtemps, j’ai appris à travailler jusqu’à ce qu’on m’arrête.
Je me suis retrouvée à moins d’un mètre de lui, je pensais que c’était impossible qu’il ne sente pas ma présence mais il est resté là, plongé dans sa rêverie.
Nous étions là tous les deux immobiles, et peut-être que je le regardais, enchantée, comme lui regardait la mer.
Alors je l’ai faite.
J’ai toussé pour étouffer le bruit du pola que j’ai vite glissé dans mon sac.
Après j’ai dit : « Sabah el Kheir ».Quand il s’est retourné, j’ai demandé : « Est-ce que je peux faire une photo de vous ? C’est tellement beau, la chemise, le chapeau, la mer ».
Alors, j’ai refait la photo, la même, une fois, deux fois. J’ai donné l’une et gardé l’autre bien sûr.
Nous nous sommes séparés bons amis.

Le long du cimetière espagnol, ils ont construit un mur, on ne peut plus, aujourd’hui, voir comme sur la photo de Gérard Rondeau, la tombe blanche de Jean Genet qui donne sur la mer, l’horizon. »

Par FLORE

*« La photo, c’est la chasse. C’est l’instinct de chasse sans l’envie de tuer. C’est la chasse des anges… On traque, on vise, on tire et clac ! au lieu d’un mort, on fait un éternel. », écrivait Chris Marker. 

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