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Comment la climatisation va façonner notre environnement

Alors que nous vivons l’un des étés les plus chauds jamais enregistrés, un projet scientifique met en relief les conséquences de l’utilisation généralisée de la climatisation.
Nombre de jours par an avec un index de chaleur supérieur à 32 degrés celsius en 2020
Nombre de jours par an avec un index de chaleur supérieur à 32 degrés celsius en 2050

C’est officiel : juillet 2023 a été de loin le mois le plus chaud jamais enregistré dans l’histoire de l’humanité. A une époque où elle fait de son mieux pour s’adapter, sinon pour chercher un remède, au changement climatique d’origine humaine, l’élévation souvent dangereuse des températures est devenue un problème sous toutes les latitudes.

Dans ce cadre, l’université de Venise a mis en place un projet de recherche qui a duré cinq ans. Des chercheurs ont ainsi soulevé un phénomène souvent négligé lorsque le changement climatique est évoqué : la climatisation s’est imposée comme l’outil de refroidissement le plus répandu dans le monde. Plus nous l’utilisons, plus nous en aurons besoin. Tout en nous gardant au frais à l’intérieur de nos logements, la climatisation augmente la chaleur à l’extérieur, créant un effet d’ « îlot de chaleur » dans les environnements urbains, et contribuant de manière substantielle aux émissions de GES en partie responsables du changement climatique.

Selon l’Agence internationale de l’énergie, 10 nouvelles unités de climatisation seront vendues chaque seconde au cours des 30 prochaines années, ce qui portera le nombre d’unités installées dans le monde à 5,6 milliards d’ici 2050.

Au niveau mondial, d’ici 2100, le refroidissement de nos logements, bureaux ou usines, pourrait représenter jusqu’à 7% des émissions cumulées de gaz à effet de serre, soit environ 350 milliards de tonnes de CO2, ce qui représente 10 fois les émissions annuelles mondiales actuelles de CO2 provenant des combustibles fossiles.

71% d’humidité, 28°C. Une famille circule en scooter dans le quartier de Kemayoran, dans le centre de Jakarta, avec en arrière-plan des immeubles de la classe moyenne. Indonésie. © Gaia Squarci
80% d’humidité, 25°C. Une famille est assise dans un wagon climatisé de première classe dans un train qui va de Tegal à Yogyakarta, Java, Indonésie. © Gaia Squarci
66% d’humidité, 30°C. Une femme se tient sur le balcon d’un immeuble équipé de climatiseurs individuels, dans le quartier résidentiel de Barra da Tijuca, Rio de Janeiro, Brésil. © Gaia Squarci
Adoption de la climatisation dans les ménages privés entre aujourd’hui et en 2050
Adoption de la climatisation dans les ménages privés entre aujourd’hui et en 2050


Les chercheurs de Venise se sont focalisés sur l’installation de la climatisation d’ici à 2050, une enquête menée dans les ménages privés de 25 pays. Parmi ceux-ci, les pays qui détermineront un véritable changement sont les pays tropicaux, très peuplés, dont l’économie et les classes moyennes sont en expansion. Le Brésil, l’Inde et l’Indonésie ont été choisis comme pays complexes possédant une bonne banque de données démographiques, tandis que l’Italie, ayant une histoire économique différente et un climat plus tempéré, a également été incluse dans l’enquête pour représenter l’Europe. 

L’adoption de la climatisation dans les ménages privés sera impressionnante au cours des 30 prochaines années : en Inde par exemple, avec une population de 1,6 milliard de personnes, le nombre de ménages équipés d’au moins une unité de climatisation passera de 17 % à 55 %.

Au vu de cette prévision alarmante, la professeur Enrica de Cian, responsable du projet de recherche, a décidé d’investir dans la photographie pour donner vie aux résultats scientifiques aux yeux d’un public extérieur au monde universitaire et offrir un point de vue non seulement sur les effets néfastes de la climatisation mais aussi sur les alternatives possibles. Les premiers points à retenir de ce projet pluridisciplinaire, qui combine photographie, infographie, résultats scientifiques et histoires personnelles, sont les inégalités liées à l’accès à l’énergie et le fait que les mêmes classes sociales, dans des pays radicalement différents , affichent des comportements miroirs.

56% d’humidité, 30°C. Anderson Cleyton, 23 ans, est assis dans sa maison en bois, sans fenêtre, à Ocupação Dandara, un campement illégal dans la banlieue de Rio de Janeiro, au Brésil. © Gaia Squarci

71% d’humidité, 28°C. Des immeubles résidentiels surplombent des huttes de marché dans le quartier de Kemayoran, à Jakarta. L’urbanisation dans les pays chauds en développement est à l’origine de l’explosion de la demande de climatiseurs. Indonésie. © Gaia Squarci
85% d’humidité, 25°C. Les baigneurs profitent du coucher de soleil sur la plage d’Ipanema. Le quartier de Leblon, à l’arrière-plan, est le plus riche de Rio de Janeiro. Sur la colline derrière se trouve la favela Vidigal. Brésil. © Gaia Squarci
Zone de confort et températures de stress en fonction de l’humidité relative

Parmi les classes sociales les plus aisées, par exemple, s’isoler de l’environnement extérieur, porter des vêtements à manches longues et des cravates dans des bureaux glacés, lorsque la température extérieure dépasse 30 degrés C, est devenue une habitude mais aussi une question de statut social.

La société et la culture influencent notre idée du confort thermique autant que la biologie, et c’est là que le changement doit se produire. Si l’humidité affecte le niveau de stress du corps et sa capacité à se thermoréguler, l’utilisation de la climatisation, principalement pour déshumidifier un environnement, est beaucoup plus utile que d’abaisser la température à 19 degrés Celsius. Les trains, les hôtels et les centres commerciaux coûteux garantissent des températures insoutenables pour satisfaire les habitudes, non seulement inutiles mais malsaines, des touristes et des habitants fortunés.

Dans le même temps, les personnes vivant dans la rue ou dans la pauvreté et les travailleurs en plein air sont de plus en plus exposés à des températures dangereusement élevées, beaucoup d’entre eux étant contraints de travailler de nuit pour éviter la chaleur du jour. Incapables de maintenir une température corporelle basse en utilisant autre chose que des douches froides et des ventilateurs – quand ils en ont -, ils subissent les conséquences climatiques croissantes des émissions dont sont responsables les classes sociales les plus privilégiées. 

44% d’humidité, 28°C. Des passagers dorment dans un wagon de seconde classe d’un train à destination de Jaipur, Inde. © Gaia Squarci
40% d’humidité, 22°C. Des hommes en costume boivent et regardent un match de football sur un smartphone lors d’un mariage estival à Santa Margherita Ligure, en Italie. © Gaia Squarci

Ceux qui peuvent se permettre d’acheter un climatiseur dépensent en moyenne 40% de plus en énergie que ceux qui ne le font pas. Cela constitue un problème pour la classe moyenne inférieure, qui est constamment aux prises avec le coût de l’énergie. Tel est le cas de Karen Ramos Sartori, une femme de 45 ans, et de Micheli Sartori, âgé de 52 ans, qui vivent avec leurs deux enfants à Fazenda Botafogo, un quartier périphérique situé au nord de Rio de Janeiro. Karen et Micheli sont tous deux particulièrement vulnérables à la chaleur, étant nés avec de graves handicaps, et utilisent uniquement la nuit la climatisation qu’ils ont installée dans la chambre principale. Malgré cela, pendant l’été, le coût de la facture d’électricité s’élève à 600 Reais (108 euros), ce qui représente plus d’un tiers de leur budget mensuel global. Quiconque consacre plus de 10% de son budget aux dépenses énergétiques est considéré comme étant en situation de pauvreté énergétique.

L’architecture est un autre facteur majeur dans l’écart entre les couches sociales. Pour satisfaire la soif de croissance des villes modernes, les architectes du monde entier concevant des logements pour la classe moyenne et des logements sociaux ont suivi, durant des décennies, la logique du profit maximum avec un minimum de dépenses, isolant chaque unité, entravant la circulation naturelle de l’air et créant un besoin de climatisation.

61% d’humidité, 30°C. Karen Ramos Sartori, 45 ans, et Micheli Sartori, 52 ans, tous deux nés avec de graves handicaps, posent pour un portrait dans leur maison de la Fazenda Botafogo, un quartier périphérique défavorisé au nord de Rio de Janeiro, Brésil. © Gaia Squarci
92% d’humidité, 19°C. La cour d’un immeuble résidentiel dans un quartier central de Curitiba, la capitale du Paraná, l’un des États les plus riches du Brésil. © Gaia Squarci
63% d’humidité, 30°C. Un homme regarde les câbles enchevêtrés qui détournent l’électricité du réseau principal dans le bidonville de Dharavi, à Mumbai, en Inde. © Gaia Squarci

Ce n’est que récemment qu’il y a eu une redécouverte de l’architecture traditionnelle et de son utilisation de principes physiques pour assurer le confort thermique de diverses manières, dont certaines peuvent être largement utilisées, d’autres adaptées à des climats et des zones géographiques spécifiques. Dans le sud de l’Europe, par exemple, les appartements avec de hauts plafonds et des murs épais étaient répandus avant l’essor de l’architecture en ruche. De même, en Indonésie, il est encore courant de voir des maisons traditionnelles dans les zones rurales utiliser une variété de techniques pour garder la chaleur à l’extérieur : de très hauts plafonds, l’absence de murs continus, un porche, sont autant de caractéristiques qui permettent l’évacuation facile de l’air chaud.

Un nombre croissant de scientifiques et d’architectes utilisent à présent certains de ces principes en les combinant à la technologie, afin de fournir des alternatives à la climatisation moins polluantes et moins énergivores.

91% d’humidité, 25°C. Widhi Nugroho, 42 ans, propriétaire de WNA, un studio de luxe d’architecture en bambou, crée une maquette d’un bâtiment qu’il est en train de concevoir. Bali, Indonésie. © Gaia Squarci
60% d’humidité, 23°C. Un garde se repose à l’ombre au Fort d’Amber, construit en 967 AC selon les principes de refroidissement passif des architectures Rajput et Mughal à Jaipur, Inde. © Gaia Squarci
84% d’humidité, 26°C. Un homme se repose devant le Museum of Tomorrow, conçu par l’architecte Santiago Calatrava, dans le quartier de Porto Maravilha à Rio de Janeiro, au Brésil. © Gaia Squarci

Dans  la ville de Tegal, à Java, des scientifiques testent des bâtiments destinés au logement social économes en énergie, en utilisant des capteurs qui mesurent la chaleur et la circulation de l’air. À Delhi, le studio d’architecture Ant abaisse la température de 50 degrés C dont est responsable le dégagement de chaleur des machines, grâce à de l’eau versée à travers des cribles réfractaires en terre cuite, appelés « ruches ». Le débit d’eau facilite l’évaporation, qui absorbe la chaleur de l’environnement, provoquant une chute de température de 15 degrés. À Rio de Janeiro, le projet Revolusolar fait bénéficier la favela Babilonia de panneaux solaires, et le Museum of Tomorrow, conçu par l’architecte espagnol Santiago Calatrava, utilise de l’eau de mer, naturellement beaucoup plus froide que l’eau douce contenue dans les châteaux d’eau, pour réduire la consommation d’énergie de son système de climatisation. Près de Rome, le bâtiment d’essai Enea Casaccia est entièrement recouvert de végétation, des murs extérieurs jusqu’au toit. La végétation maintient les températures de surface en dessous de 30 degrés C, sans quoi les murs atteindraient des pics de température de plus de 50 degrés C aux heures les plus chaudes des journées d’été.

34% d’humidité, 35°C. Patrizia De Rossi, chercheuse, vérifie les capteurs de rayonnement solaire sur le toit du bâtiment expérimental d’Enea Casaccia, dans la banlieue de Rome, en Italie. © Gaia Squarci
92 % d’humidité, 27 °C. Tasuku Maeda, 23 ans, étudiant diplômé au Japon, ajuste les câbles et les capteurs pour mesurer le vent et la température dans un bâtiment utilisé pour des expériences grandeur nature à Tegal, Java, Indonésie. © Gaia Squarci
70% d’humidité, 23°C. Vue aérienne du porche qui protège les personnes du soleil à l’entrée de l’hôpital Erastinho, un hôpital d’oncologie pédiatrique très économe en énergie à Curitiba, au Brésil. © Gaia Squarci

Il est aujourd’hui clair que l’époque du confort des matériaux énergivores doit prendre fin. Ce qui l’est peut-être moins, c’est que sacrifier ce mode de vie ne signifie pas sacrifier le confort thermique. L’humanité est confrontée au risque sérieux d’être piégée dans un nouveau cercle vicieux de comportements et d’environnements façonnés par l’omniprésence de l’AC.

Il ne fait aucun doute que nous vivrons sur une planète plus chaude, et l’utilisation correcte de la climatisation peut sauver des vies et le fera. Cependant, les particuliers, les entreprises et les gouvernements devraient à présent considérer les possibilités d’économie en termes d’argent, de réduction des émissions et d’investissements que représentent les diverses techniques de refroidissement qui attendent d’être redécouvertes, revisitées et améliorées.

Le projet Cooling Solution a été financé par le Conseil Européen de la Recherche, le CMCC et l’université Ca’ Foscari de Venise. La recherche scientifique de l’équipe ENERGYA a été dirigée par Enrica De Cian. La coordination du projet a été assurée par Elementsix et le commissariat par Kublaiklan. Pour en savoir plus, visitez le site web The Cooling Solution.

38% d’humidité, 35°C. Ndongo Gueye, 18 ans, et Cheikh Badar Gueye, 19 ans, nés au Sénégal et élevés dans le nord de l’Italie, sont assis à l’ombre de la bibliothèque BAM Tree Library, un parc situé dans le quartier financier de Milan, en Italie. © Gaia Squarci

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