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Comment l’imagerie IA ébranle le photojournalisme

Dans cette chronique, Amber Terranova, directrice indépendante de la photographie et éducatrice, discute de l’un des projets photo généré par intelligence artificielle les plus controversés de ces dernières semaines.

Le 4 avril dernier, le projet du photographe Michael Christopher Brown, intitulé « 90 miles », a enflammé le monde de la photo. Il s’agit d’une « expérience post-photographique d’illustration de reportages générée par intelligence artificielle (IA) ; elle explore les événements historiques et les réalités de la vie cubaine qui ont motivé les Cubains à traverser l’océan séparant La Havane de la Floride, ce qui représente une distance de 90 miles », selon l’explication fournie sur le site d’Airlab (une plate-forme de photos de reportages générées par IA, créée par le photographe et « Blockbird », curateur, investisseur et aficionado des projets NFT). 

Au cours d’une conversation avec Michael Christopher Brown, il explique avoir créé Airlab avec « l’intention d’explorer, d’analyser et de discuter de ce que l’IA peut apporter dans le domaine de l’illustration de reportages, et d’engager un débat public sur la pertinence d’un tel travail, lorsqu’on est avant tout soucieux de rapporter la réalité et la vérité des faits par l’intermédiaire des images ».

From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown

Dans le monde de la photographie traditionnelle, Michael C. Brown est un photojournaliste et documentariste respecté. Le magazine National Geographic fait régulièrement appel à lui depuis 2004, et il est un ancien photographe associé de l’agence Magnum Photos. Il a couvert un large éventail de questions sociales et politiques tout au long de sa carrière, notamment la révolution libyenne de 2011, qu’il a chroniquée grâce à son seul iPhone. Ce travail a conduit à la publication d’une monographie, Libyan Sugar, acclamée par la critique. Le livre a remporté le Paris Photo Book Award et un ICP Infinity Award. Il est très représentatif des nouveaux choix de conception et de montage du photographe, dans la présentation de son travail documentaire personnel. En 2018, Michael C. Brown a publié un autre livre, Yo Soy Fidel, « qui documente les foules faisant cortège à Fidel Castro, l’ancien révolutionnaire et homme politique cubain, sur une période de plusieurs jours à la fin de 2016 lors de sa mort ». Michael C. Brown est ainsi un artiste, qui utilise à présent l’illustration photographique.

D’un point de vue documentaire, la controverse autour de son projet d’images générées par IA est un exemple des nombreux débats très animés qui ont lieu à l’heure actuelle. La technologie, disponible via des programmes tels que Dalle-E et Midjourney, s’améliore à la vitesse de l’éclair, semaine après semaine. Ce progrès permet de rendre distinctes des choses qui ne l’étaient pas, telles que les mains floues et les visages déformés, au point que les images deviennent de plus en plus réalistes.

Les implications de la capacité de l’IA à produire des figures humaines générées par ordinateur – que l’on nomme également « vallée de l’étrange » dans le photojournalisme – paraissent encore sombres. Un malaise que l’on retrouve dans les commentaires contradictoires de documentaristes et d’artistes postés sur le compte Instagram de Michael C. Brown à propos du projet « 90 miles ».

From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown

Parce qu’il se considère à la fois comme un photographe et un artiste, on a pu juger, dans le monde du photojournalisme, que Michael C. Brown transgressait les règles de l’éthique et perpétuait des préjugés, à travers ses illustrations photographiques expérimentales. « Les gens savent que j’ai travaillé comme photojournaliste pendant de nombreuses années, ce qui suppose l’intégrité », explique-t-il. « Avec ce travail, je relate des faits en tant qu’artiste, et ma méthodologie est très claire. Nous avions besoin de quelqu’un d’expérimenté et d’influent pour prendre cela en charge. Par exemple, nous ne devrions plus nous contenter de débattre entre nous, dans la communauté du documentaire et du photojournalisme, mais plutôt avoir un exemple concret à utiliser comme sujet de discussion. »

Ce travail photographique illustratif touche évidemment une corde sensible, comme en témoignent les commentaires de photographes célèbres du magazine National Geographic, de professeurs d’université, de photojournalistes émergents et même de fans et de collègues. Beaucoup ont exprimé publiquement leur dédain, au point de se « désabonner » des comptes du photographe sur divers réseaux sociaux. Je me suis mis à interagir avec la plate-forme Instagram comme je ne l’avais pas fait depuis longtemps. En parcourant les commentaires ligne après ligne, j’ai vu la forte réaction de la communauté, et il est clair que « 90 miles » a suscité un vif débat, chargé d’émotion.

Dans un commentaire, Matthew Truelove écrit ainsi : « Michael, je suis un fan de votre travail depuis des années et je vous ai toujours tenu en haute estime en tant que photojournaliste. Mais ceci est quelque chose que je ne peux pas approuver, surtout quand il y a un but lucratif. Utiliser l’IA pour raconter une histoire que vous n’étiez pas là pour documenter est une chose en soi, mais vendre ces images générées par l’IA… désolé, mais pas désolé. J’ai perdu beaucoup d’admiration. »

Dans un autre commentaire, Samishish dit : « Je ne vous suis plus – vos photos sont incroyables. La rationalisation de ces outils et de ce projet est obscure, et je pense qu’elle va à l’encontre de l’esprit sincère du médium. »

« Les gens peuvent m’attaquer et me critiquer toute la journée. Je m’en réjouis, parce que cela attire l’attention sur les enjeux de mon travail. Avant, on n’entendait parler que des menaces potentielles de l’IA, du danger qu’elle représentait. Malgré tout, je n’ai pas rencontré trop de problèmes dans mon processus de création », déclare Michael C. Brown, en réaction aux nombreuses critiques qu’il a reçues.

From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown

Afin de bien comprendre le projet, je crois qu’il est important de noter qu’il n’est pas seulement issu de l’imagination du photographe, mais qu’il provient d’années d’expérience de travail à Cuba combinées à des années de recherches approfondies et d’entretiens. Confronté à la difficulté d’accéder à certaines zones, Michael C. Brown utilise l’IA pour contourner ce problème inhérent au travail documentaire.

« En 2022, Cuba a connu son plus grand exode depuis les années 1980 en raison d’une crise économique, avec une inflation galopante, parallèlement à une pénurie de nourriture et de médicaments. J’ai entendu des histoires incroyables, de la bouche de ceux qui se sont réfugiés aux États-Unis. J’ai tenté de documenter les événements, mais c’était impossible, car il fallait garder le silence sur la planification des départs de Cuba ; j’ai donc revisité l’histoire de “90 Miles” et imaginé une série générée par IA », explique Michael C. Brown.

From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown

Ce projet soulève un problème plus vaste concernant l’utilisation de l’IA en photographie. De nombreuses organisations qui décernent des prix photographiques instaurent actuellement de nouvelles directives et critères de soumission en matière d’IA.

C’est peut être l’artiste allemand Boris Eldagsen qui est à l’origine de cela : il a en effet refusé mi avril le prix qui lui a été décerné aux SONY World Photography Awards, prix auquel il a participé avec une image générée par IA pour tromper ses juges, afin d’inciter les organisateurs des concours de photographie à prendre en compte l’IA dans leurs procédures, à l’avenir.

Il existe maintenant des sites dédiés à la présentation de l’art génératif, tels que Fellowship.xyz. J’ai récemment parlé à son fondateur, Alejandro Cartagena, qui est également connu comme artiste et documentariste dans la communauté photographique.

Il explique pourquoi le projet de Michael C. Brown est efficace : « On est capable d’imaginer quelque chose que l’on ne peut plus voir aujourd’hui, issu du passé. Montrer la connexion avec un moment réel, avec le visage qu’avaient les choses, c’est ce que font les illustrateurs. Ils prennent l’information et ils la condensent ; une partie de leur travail est factuel, une autre imaginaire. Nous ne sommes pas dans le domaine de la stricte vérité – mais ces illustrations nous donnent l’occasion de penser à telle chose, tel événement, tel moment d’une manière nouvelle. »

« 90 miles », le reportage photo fictif de Michael C. Brown intervient à un moment où nous devons réfléchir en tant que communauté photographique, poser des questions et développer de nouveaux cadres de travail. La résistance à l’IA est-elle simplement une résistance à une nouvelle technologie, ou n’a-t-elle pas ses racines dans l’inquiétude de voir se brouiller les frontières entre fiction et réalité ?

From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown

Peut-être sommes-nous à un point d’inflexion de la culture, à l’ère des fake news, et dans un environnement fortement polarisé qui nous met mal à l’aise, où nous remettons en question la vérité de ce que nous voyons et entendons. L’IA est au cœur de ces changements culturels. En même temps, les artistes ont l’occasion d’atteindre de nouveaux publics en leur montrant quelque chose qu’ils n’ont jamais vu auparavant, et suscitant de plus en plus d’attention sur tel sujet grâce à l’utilisation d’une nouvelle technologie. Cependant, une image générée par l’IA peut-elle appeler la même réponse émotionnelle de compassion et d’empathie qu’une image réelle ?

Est-ce un avantage, pour les artistes, de toucher un public plus large grâce à leurs nouveaux choix esthétiques ? Ces choix peuvent-ils contribuer à ce que nous nous sentions plus impliqués, vu que notre compassion s’est lassée, d’une certaine manière, en raison de la prolifération des photographies ? Ou l’imagerie IA va-t-elle augmenter cette lassitude ? Aussi cliché que cela puisse paraître à certains, cela fait au moins s’exprimer les gens.

« Il est utile pour nous d’expérimenter l’IA », explique Michael C. Brown. « Cela nous montre quelque chose que nous connaissons déjà sous un autre jour. Parce qu’en fait, si une image de Cubains arrivant en Floride sur un radeau fait la une du New York Times un matin, cela va générer une prise de conscience, mais l’image sera oubliée le lendemain matin, probablement. Mais si l’on s’y prend d’une manière nouvelle, le regard des gens peut être suffisamment différent pour qu’ils soient en dialogue avec cette image, en raison de la manière dont elle est présentée. »

Le questionnement autour de l’éthique, l’intégrité, le profit, le point de vue, l’exotisme, les préjugés, les stéréotypes, tous les problèmes non résolus liés aux différents aspects/qualités de l’IA sont part intégrante du débat que le photographe a suscité. Plusieurs de mes collègues de la communauté photo se posent ainsi diverses questions : est-ce « valide » d’utiliser l’IA pour un projet narratif ? Quelle est la ligne éthique directrice ? Et comment, en tant que communauté, créons-nous et décidons-nous de cette ligne directrice ? Y a-t-il une authenticité, pour le photographe, dans le rôle de « prompteur » ? Un certain savoir-faire ?« Je partage bon nombre des pensées, des préoccupations et des opinions communes sur l’IA », déclare Michael C. Brown, « mais il n’y a pas moyen de contourner le fait que la technologie existe? Alors, comment l’utiliser pour relater des faits, en particulier des faits impossibles à photographier, afin de générer de l’empathie et une prise de conscience des problèmes graves ? »

From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown

Il y a une distinction évidente entre travailler dans le reportage et l’art. L’utilisation de l’IA semble plus controversée dans le domaine de l’information et du documentaire, car elle va à l’encontre de la prémisse fondamentale selon laquelle le travail documentaire est basé sur des faits, la vérité et la réalité. Alors que dans les beaux-arts, la créativité n’a pas de limites.

Ce qui est troublant pour beaucoup de gens, c’est la capacité de l’IA à brouiller les repères. Elle attire le documentaire dans le domaine de la fiction, alors que nous le croyons enraciné, par définition, dans la réalité. L’un des objectifs de la photographie est de documenter et d’éveiller la conscience sociale des gens, de les inciter à agir, de rendre les problèmes plus supportables. L’IA peut-elle également servir cet objectif ? « Mon espoir est que le documentariste devienne non seulement plus nécessaire dans sa tâche, mais plus influent », dit Michael C. Brown. « Que tout ce qui est IA soit clairement consigné comme tel dans les métadonnées, et que des choses telles que l’appareil analogique et la pellicule demeurent peut-être nos outils les plus fiables, quoique les moins avancés. »

Bien que le projet « 90 miles » puisse être souvent controversé, il fournit une plate-forme pour un discours de qualité, à un point d’inflexion de la photographie et du rôle de l’IA dans les arts. 
« Je comprends la menace que représente l’IA, qui commence visiblement à ne plus pouvoir se distinguer de la photographie. La qualité ne fera que s’améliorer, et l’écart entre ce qui est réel et faux, s’il n’est pas correctement géré, pourrait devenir de plus en plus opaque », prévient Michael C. Brown.

From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown
From the series 90 Miles (Image generated by AI) © Michael Christopher Brown
De la série 90 Miles (Image générée par AI) © Michael Christopher Brown

Le fait est que nous devons dialoguer à propos de l’IA en tant que communauté, afin de créer la confiance et la compréhension, alors même que nous naviguons dans un paysage nouveau et inconnu. Mais après tout, c’est la tâche de toutes les personnes créatives, de tester de nouveaux angles d’approche et de nouvelles technologies. Pouvons-nous trouver le domaine d’expérience adéquat ? Il est là pour durer, donc cherchons un moyen de le gérer. Aucun d’entre nous ne connaît les implications de l’IA, mais nous avons besoin que les créateurs d’images fassent des expériences, afin que le débat se poursuive.

Selon Michael C. Brown, « si nous faisons cela correctement, rien ne menacera la photographie, car la photographie est l’un des seuls moyens dont nous disposons pour témoigner de la réalité, contrôler le pouvoir et établir la vérité. Ce que nous faisons n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui, et ne le deviendra que davantage. »

Nous ne sommes qu’au début de l’ère de l’intelligence artificielle. Avant de tirer des conclusions, il paraît indispensable de trouver un moyen de mesurer l’impact des images générées par cette technologie.

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