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Comment New York s’est remise à danser

Comment New York s’est remise à danser

La ville américaine est célèbre pour ses fêtes endiablées. Alors que son industrie de la vie nocturne est en berne avec la pandémie de Covid, la photographe Gaia Squarci a documenté les alternatives que les New-Yorkais ont développés pour s’offrir la liberté que seule la danse peut procurer.
Camille Clech sur le capot de Lady Cadi, Greenpoint, Brooklyn, 2021 © Gaia Squarci pour Blind

Dans une zone industrielle de Greenpoint, un quartier de Brooklyn, de la musique retentit à travers des volets roulants à moitié fermés. D’acides lumières – vertes, jaunes et oranges -, éclairent l’intérieur, et parent de couleurs la foule qui danse. De l’autre côté de la rue, mes amis Ben et Aurélie arrivent dans une Cadillac blanche des années 1990, le légendaire et fidèle véhicule de nombreuses nuits passées à parcourir les rues de New York, les familières comme les étrangères. Je baisse la tête pour entrer dans l’espace, c’est l’inauguration du Porter Studio, qui se transforme rapidement, à travers mon objectif, en un décor de studio pour photos à caractère punk.

Porter Studio. Greenpoint, Brooklyn. 2021 © Gaia Squarci pour Blind
Jake Sheft, Lola Lançon et Adam Targove, amis unis par la musique et le patinage, photographiés devant une voiture garée à Ridgewood, Queens. 2021 © Gaia Squarci pour Blind

Plus tard ce soir là, un groupe de gens s’installe dans le loft que Mihalis, un journaliste grec travaillant pour l’ONU, a transformé en maison. L’endroit a été un entrepôt de bois délabré, puis un atelier de peinture. Mihalis a rénové les lieux pendant douze ans pour en faire un espace d’exposition vivant, baptisé Old Garage Gallery. La musique joue de douces notes, de Funeral do Lavrador de Zelia Barbosa à Abdel Kader de Khaled, en passant par un morceau délirant d’électro-folk ukrainien.

Fêtes à l’Old Garage Gallery, à Williamsburg, et au Porter Studio, à Greenpoint. 2021 © Gaia Squarci pour Blind
Fête dans des bureaux privés, chez Blink. Greenpoint, Brooklyn. 2021 © Gaia Squarci pour Blind

L’esprit « work hard play hard, DYI, grunge » de New York brille à nouveau de plein feux en ce début de nuit estivale. La ville a récemment annoncé qu’elle avait vacciné plus de 70 % de ses habitants contre le Covid-19, et les chiffres sont alors faibles par rapport à la recrudescence des cas plus tard au cours de l’été. 

Je regarde les visages et les corps qui dodinent autour de moi. J’ai tellement dansé avec mes amis que je reconnais la plupart de leurs mouvements et humeurs. J’observe ce besoin de libérer tout ce qu’ils ont retenu, jusqu’à ce qu’ils soient physiquement épuisés, et de nouveau heureux. « Nous sommes fluides », me dis-je, en pensant à combien nous sommes tous profondément différents et légèrement fous, à quel point nous respectons les particularités de chacun, à quelle vitesse nous remarquons le besoin d’espace de quelqu’un. 

Fêtes à Brooklyn et dans le Queens. 2021 © Gaia Squarci pour Blind

Beaucoup dépeignent New York comme une ville cruelle, exclusivement peuplée de professionnels avides d’argent, où il est impossible de se faire des amis qui ne soient pas intéressés, excentriques ou égocentriques. Ce n’est pas mon expérience. New York est un endroit où il est tout simplement impossible de survivre sans amis. C’est particulièrement vrai ces derniers temps, comme dans tout moment de crise, d’incertitude. Les petits rassemblements comme celui que je décris, faits de personnes que j’ai choisies et en qui j’ai confiance, sont devenus vitaux pour maintenir ma santé mentale. 

L’année dernière, lorsqu’aller voir des amis n’était pas du tout possible, la musique a été mon plus fidèle compagnon pour combattre les moments les plus sombres du confinement. Chaque fois que je découvrais une nouvelle chanson, je l’écoutais en boucle, parfois pendant des jours, jusqu’à ce que son rythme devienne le mien aussi, familier, réconfortant. Leifur James, Black Pumas, Stavroz, Feathered Sun sont des artistes que j’associe maintenant directement à ces mois où je devais souvent monter le volume, seule dans le salon, pour couvrir le cri des centaines d’ambulances qui hantaient les rues, jour et nuit. En fait, je me suis surpris à penser plus d’une fois, pendant ces mois de solitude que sans la musique, nous serions tous morts.

Julien Alamo joue du piano à Park Slope. Brooklyn, 2021 © Gaia Squarci pour Blind

Un an plus tard, au printemps dernier, j’ai vécu quelques mois chez mon ami Julien, dans son appartement. Directeur d’un laboratoire photographique, Julien jouait du piano presque tous les jours en rentrant du travail. Avide de nouveaux défis, il s’enregistrait et apprenait à jouer de nouveaux instruments. Les vendredis après-midi, quelques autres amis se joignaient souvent à lui pour chanter des chansons françaises, et puis je l’entrainait dehors pour la nuit.

Le printemps a été plus froid que d’habitude cette année. Un samedi après-midi, arrivant en retard pour une séance photo dans le nord de Manhattan, j’ai dû attendre à la maison en regardant un orage et des éclairs meurtriers s’abattre sur Prospect Park. Lorsque la pluie s’est calmée et que j’ai enfin pu sortir, j’ai trouvé la rue bloquée par un énorme arbre qui était tombé et avait complètement écrasé une voiture garée. L’été était arrivé, dans le plus pur style de Brooklyn.

Une voiture écrasée par un arbre à Park Slope. Brooklyn. 2021 © Gaia Squarci pour Blind

Quelques semaines plus tard, une commande du New York Times m’a amené au Trans-Pecos,une salle de concert du Queens appartenant au DJ Matt FX, qui organisait une fête pour la sortie de son nouvel album A Love Beginning. La foule était jeune, non conformiste et explosive, une bonne énergie inébranlable. Matt FX a joué des sets avec deux autres musiciens, Melika et Granata. Cette soirée marquait son premier concert depuis le début de la pandémie. « C’est mon premier depuis deux ans. Je suis tellement stressé que je n’ai rien bu pas avant de monter sur scène. Le confinement m’a vraiment secoué. J’aime être entouré de gens, c’est là que je puise la plupart de mon inspiration. »

Une enciente fait exploser de la musique dominicaine, intitulée Dembow, d’une voiture garée et le musicien Zach Levine, issu de l’art Jachary, montre un tatouage inspiré de l’album de Prince Purple Rain à Trans-Pecos, Ridgewood, Queens. 2021 © Gaia Squarci pour Blind
Les clients dansent pendant que l’artiste multimédia Melika Dave (à l’extrême droite) chante pour accompagner un DJ set de Matt FX lors de la sortie de ses nouveaux morceaux A Love Beginning et Pero No Te Quiero à la boîte de nuit Trans-Pecos, à Ridgewood, Queens. 2021 © Gaia Squarci pour Blind

Les visions de cette soirée remplissent encore mes yeux. La plupart des clients avaient une vingtaine d’années, environ 10 ans de moins que moi. Les observer façonner l’énergie de la soirée a été précieux et m’a donné de l’espoir. Ils étaient authentiques et reconnaissants, enthousiastes mais attentionnés. Les dames rayonnaient de leur propre beauté, et non pour plaire à quelqu’un d’autre. Les talons à la maison, enfermés dans un placard, parce qu’à New York, on prend le métro, et on danse jusqu’à ce qu’il ne nous reste plus rien à donner. 

La piste de danse était petite, mais pour la première fois depuis longtemps, je me suis retrouvée à danser parmi des inconnus. Cela a suffi à faire revenir à mes sens la sensation chaotique, depuis longtemps disparue, de dizaines, de centaines de corps se déplaçant comme un seul être, envahis par la musique. Danser tard le soir, lorsque le moi rationnel se perd dans une mer d’yeux, de peau, de sueur, d’odeurs et d’ondes sonores, serait évidemment une situation critique pour la propagation d’une pandémie. Ce qui me manque le plus, c’est le sentiment de liberté que je trouvais dans l’élan collectif d’une foule. Cela me manque de pouvoir me déplacer côte à côte avec les gens sans avoir besoin de connaître leurs valeurs, en échangeant des battements, des regards, de la complicité, sans un seul mot.

Les clients dansent lors de la sortie des nouveaux morceaux de Matt FX et du collier du DJ à la boîte de nuit Trans-Pecos. Ridgewood, Queens. 2021 © Gaia Squarci pour Blind

Une nostalgie similaire est exprimée dans une courte vidéo intitulée Strasbourg 1518, réalisée parle réalisateur anglais Jonathan Glazer. Une danseuse évolue seule dans une pièce nue, ses mouvements étant propulsés par une force spectrale. Des cheveux mouillés projettent de l’eau sur le sol, la tête frappe les murs. Puis une autre personne, puis une troisième, une quatrième, une cinquième. Des pièces, des âges, des sexes, des rythmes différents. Ce qui les rapproche, c’est leur solitude, et la folie étrange de leurs pulsions. Le montage prodigieux de Paul Watt coupe entre les mouvements, de sorte qu’ils commencent à créer, séparément mais ensemble, une chorégraphie effroyablement belle, indubitablement malade mais libératrice.

La vidéo fait référence à notre récent enfermement, mais elle a été inspirée par un événement réel remontant à plusieurs siècles. Une épidémie de danse qui s’est propagée dans les rues de Strasbourg sous le Saint Empire romain germanique. Une femme seule s’est mise à danser de manière incontrôlée dans les rues de la ville et de nombreuses autres personnes, entre 50 et 400 selon les sources de l’époque, l’ont rejointe pendant des jours, infectées par la peste de la danse. Certains pensent que la manie a pu être déclenchée par un champignon psychoactif cultivé sur des céréales. D’autres optent pour une psychose collective induite par le stress et provoquée par la famine et les maladies présentes dans la région à l’époque. Au cas où Covid-19 finirait par nous confiner dans une nouvelle vague de solitude, j’ai essayé d’imaginer que cela se reproduise aujourd’hui.

Par Gaia Squarci

Gaia Squarci est photographe et vidéaste. Elle partage son temps entre Milan et New York, où elle enseigne le multimédia à l’International Center of Photography. Elle collabore avec l’agence Prospekt et Reuters. Ses photographies ont été publiées dans le New York Times, le New YorkerTime MagazineVogueThe GuardianDer Spiegel, entre autres.

Pour en savoir plus sur Gaia Squarci, rendez-vous sur son site internet.

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