Blind Magazine : photography at first sight
Photography at first sight
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Jeff Mermelstein, anthropologue de l'absurde

Jeff Mermelstein, anthropologue de l’absurde

Dans son nouveau livre #nyc, Jeff Mermelstein adopte une nouvelle approche radicale de la photographie, et s’écarte des prétentions de l’art pour explorer la complexité de l’esprit humain à travers une série de nouvelles images, réalisées à partir de conversations anonymes par textos sur des téléphones portables.

Durant les 40 dernières années, Jeff Mermelstein a photographié les rues de New York avec son mélange caractéristique d’humour, de verve et de tendresse. Sa capacité subtile à voir et conserver telles quelles les caractéristiques fascinantes, quoique insensées, de l’existence ont fait de lui ce que l’on peut justement nommer un « anthropologue de l’absurde ».

 De #nyc, (MACK, 2020) © Jeff Mermelstein, MACK

Le don inimitable de Mermelstein de discerner l’improbable et l’inhabituel au sein d’une marée humaine est le fruit d’une éthique de travail impressionnante frisant l’obsession. Humblement, il évite d’employer le terme de « maître » lorsqu’il est question de ses prouesses, de ce qu’il a accompli avec un 35 mm et qui s’est affiné au cours des décennies. Pourtant, sa maîtrise de son médium de prédilection ne lui suffisait pas. Bien que Mermelstein ait résisté à utiliser la photographie numérique jusqu’en 2011, il a fait le saut lorsque le magazine New York lui a demandé de photographier la Fashion Week à New York, Milan et Paris.

En 2016, Mermelstein s’est décidé à photographier avec un téléphone portable et depuis, il utilise exclusivement l’iPhone 8 pour travailler. De chez lui, à Brooklyn, il confie : « Je regarde un Leica qui est juste à côté de moi, et que je n’ai pas touché depuis quatre ans. Je ne dirai jamais : ‘Non, je n’y reviendrai pas’, mais cela ne me dit vraiment rien pour le moment. »

Un nouveau paradigme de la photographie de rue

Auteur de plusieurs monographies emblématiques dont Sidewalk (Dewey Lewis, 1999) et No Title Here (powerHouse Books, 2003), Mermelstein présente des images énigmatiques constituant des portraits poussés, fascinants de la condition humaine. Mais alors qu’il privilégiait autrefois les visages, les expressions et les gestes, Mermelstein dirige maintenant son objectif vers une partie intime de nous-mêmes que nous partageons rarement : nos conversations privées par textos.

De #nyc, (MACK, 2020) © Jeff Mermelstein, MACK

Le dernier livre de Mermelstein, #nyc (MACK), rassemble une série de photographies réalisées dans les rues de New York, montrant de brefs extraits de conversations anonymes sur des téléphones portables. Impossibles à identifier,ces voix désincarnées fonctionnent comme un miroir de la vie moderne donnant, par les seuls mots, une image des gens et de leurs relations.

« C’est l’une des choses les plus difficiles que j’aie jamais faites. J’étais très conscient de ce que j’éprouvais parfois. Si j’éprouvais une tension sensible, cela ne fonctionnait pas aussi facilement », dit Mermelstein, réalisant la difficulté d’entrer, sans être repéré, dans des espaces personnels pour prendre des photographies. Mesurant 1m90 et pesant 88kg, Mermelstein est loin d’être un homme invisible, mais il a appris à se déplacer comme s’il l’était.

La réalisation de cette série a commencé un jour de 2016, où Mermelstein a repéré une femme assise, téléphone en main, dans un café du centre-ville de Manhattan. Après avoir pris la photo, il a zoomé pour lire l’écran de son téléphone. Elle avait fait des recherches sur les testaments, appris que son père avait laissé 6000 $ dans le grenier et qu’une ampoule s’était éteinte.

« Je ne songe généralement pas aux idées », dit Mermelstein, décrivant sa manière de travailler. Le plus souvent, il fonctionne intuitivement, la curiosité guidant la recherche. Si la cité sans voiles compte huit millions d’histoires, les récits, aujourd’hui, se font souvent par textos. Les trouver, c’était, comme le dit le proverbe, chercher une aiguille dans une botte de foin. Pour Mermelstein, cette mission est devenue un moyen passionnant de garder à la photographie son originalité et son caractère ludique.

De #nyc, (MACK, 2020) © Jeff Mermelstein, MACK

Comme toute grande photographie de rue, « si on réfléchit avant de la prendre, on échoue », dit Mermelstein. Il pouvait rarement voir sa récompense avant que la photo ne soit prise. Bien qu’il ne se souvienne pas des détails de l’apparence des individus, une caractéristique particulière dominait : « Certains des textos les plus scandaleux provenaient de personnes d’apparence ‘ordinaire’. »

C’est peut-être ce qui rend #nyc si radical : les pensées de ceux qui se cachent sont exposées sans hésitation, même si les textos sont anonymes. En se concentrant exclusivement sur nos mots plutôt que sur nos visages, Mermelstein a trouvé une nouvelle manière d’explorer les sanctuaires intérieurs de l’humanité qui restent généralement invisibles et inconnus.

« Je pense qu’il y a, en général, un voyeurisme dans la photographie de rue en raison de l’anonymat de l’œuvre, dit Mermelstein. Je laisse les choses se faire, et je vois bien que personne n’est blessé. Dans ce qu’on texte dehors, j’ai l’impression de trouver quelque chose qui renseigne sur nous-mêmes, mais qui ne nous accuse pas. Je m’intéresse au réel, à décrire simplement quelque chose à temps. »

De #nyc, (MACK, 2020) © Jeff Mermelstein, MACK

Lier le passé au présent

Bien que les photographies de #nyc rompent nettement, d’un point de vue visuel, avec son travail précédent, elles révèlent une continuité dans la manière dont Mermelstein utilise la photographie comme un outil pour examiner le caractère humoristique, surprenant et déroutant de la vie. Ceci caractérise son travail depuis le tout début de sa carrière professionnelle, avec sa première œuvre publiée qui avait fait la couverture d’un numéro de 1983 du magazine Geo en hommage aux animaux acteurs tels que Morris the Cat, Benji et Lassie.

En même temps, Mermelstein a affiné sa passion de toujours pour la photographie de rue, qui avait grandement bénéficié de l’invention des appareils photo compacts au milieu des années 1980. « J’ai toujours aimé la vitesse et ne pas trop réfléchir, c’est l’une des raisons pour lesquelles l’iPhone me plaît, dit-il. L’iPhone est une révolution. Comme pour presque tout, le timing est vraiment important. Il est apparu à un moment déterminé, et convient parfaitement à mon travail. J’ai pris les choses plus légèrement, et cela m’a permis de me connecter à ce qui est en face de moi d’une manière que je n’avais jamais expérimentée. Quand c’est amusant, ça peut être très intéressant. »

De #nyc, (MACK, 2020) © Jeff Mermelstein, MACK

Contrairement au grand nombre de ceux qui ont fui New York durant la crise de la COVID-19, Mermelstein est resté, adaptant simplement son travail à la situation. Plutôt que d’aller en train à Manhattan et de continuer sur sa lancée, il a parcouru seul les rues de Brooklyn. « Ce qui fait que les choses restent nouvelles pour moi est ma nature obsessionnelle, mon engagement dans mon travail et le plaisir que j’en tire, dit-il. Ça ne me dérange pas de voyager, mais je ne suis pas fatigué de New York. C’est un bon défi pour moi d’essayer encore de trouver quelque chose là où je suis. »

Miss Rosen

Jeff Mermelstein, #nyc

Editions Mack Books

£20.00 GBP

https://mackbooks.co.uk/products/nyc

Ne manquez pas les dernières actualités photographiques, inscrivez-vous à la newsletter de Blind.