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Jérémie Bouillon et « le temps retrouvé »

Jérémie Bouillon et « le temps retrouvé »

En ces temps troublés par cette crise sanitaire sans précédent, les photographes doivent redoubler d’inventivité pour se réinventer. Rencontre avec Jérémie Bouillon dans les premiers temps du confinement.

© Jérémie Bouillon

Comment percevez-vous l’impact des événements récents et du confinement sur votre pratique photographique ?

Inutile de préciser que toutes mes commandes sont arrêtées. Hormis certains photographes qui ont une carte de presse, je pense que nous sommes tous dans la même situation. Comme tout événement historique majeur, il réveille en tant que photographe l’envie de témoigner de cette situation exceptionnelle, c’est notre moyen d’expression. Alors c’est d’autant plus difficile de le concilier avec les conditions de mobilité très restreintes à l’heure actuelle… Les premiers jours, j’étais un peu tiraillé entre l’envie de sortir pour scruter les rues désertes, la vie urbaine saisie par un silence inconnu et la nécessité de jouer le jeu du confinement. Je ne suis pas au-dessus des autres et me suis très rapidement débarrassé de cette frustration en décidant que ce confinement serait un nouveau voyage, un voyage intérieur, à tous points de vues !

Comment tirez-vous parti de cette situation pour nourrir votre processus créatif ?

Cela va dans le sens d’un voyage créatif que j’avais commencé il y a quelques temps déjà : produire autour de moi, ou proche de là où je vis, à Paris, avec cette idée que l’aventure commence au coin de la rue. Toucher la matière, bricoler avec mes mains, inscrire mon travail dans une démarche artisanale. J’ai eu la chance de pouvoir me créer les outils pour cela, avant cette épidémie. C’est un peu comme si inconsciemment je m’étais préparé à ce ralentissement et organisé pour pouvoir y faire face le moment venu. Alors je prends ce « temps retrouvé » comme une opportunité de concentration vraiment exceptionnelle, sans le stress de devoir toujours aller de l’avant pour s’assurer des commandes (tant que mes ressources le permettent).

Je trouve cette ambiance très inspirante. Tous les sens sont en éveil d’une façon particulière. De nouveaux paysages sonores émergent depuis mes fenêtres. Tout ce qui est hors champs visuellement active l’imagination. On s’invente des trajectoires de vies immobilisées dans des immeubles. J’ai aussi l’impression d’être un naufragé sur une Île déserte, dans mon appartement. Ce dernier s’apparente désormais plus à un voilier. Il faut rationaliser l’espace, optimiser ses ressources, se débrouiller avec ce que l’on a. Hormis les besoins de premières nécessité, l’envie de créer répond à un élan vital, elle me permet de mettre en mouvement le corps et l’esprit. Nous n’en sommes qu’au dixième jour de confinement mais déjà des séries quotidiennes se mettent en place.


© Jérémie Bouillon

Avez-vous réussi à organiser assez de stock de matériel pour tenir ? Combien de temps ?

Pour ces projets personnels, je travaille en argentique, à la chambre 4×5 inches, en noir et blanc. J’avais senti que l’on se dirigerait progressivement vers un confinement, alors la semaine d’avant, j’ai été faire le plein de papier et de chimie. J’ai fait en sorte d’avoir tout ce qu’il me faut pour boucler un projet en cours, tirer les portraits des personnes que j’ai conviées à y participer. Et puis, une fois que j’aurai fait cela, ou si j’arrive à court de papier neuf, j’ai encore tout un stock de papier périmé et de plans films périmés, alors je passerai en mode expérimental ! J’ai de quoi m’occuper au moins pendant deux mois s’il le faut !

Lorsque que l’on prend une photographie, on confine un instant dans une boite

En quoi votre pratique depuis chez vous vous permet de construire un propos différent, adapté à ce que nous vivons ?

Je travaille depuis quelques temps sur le lieu où je vis. J’ai un petit studio sur le toit, dans un box qui me permet de créer des images, et une chambre noire à la cave. En face de la fenêtre de mon appartement, j’ai une vue imprenable sur les voies ferrées d’un quartier en pleine mutation. J’intègre tout autant mon sujet, que la façon dont je le produis, dans cette proximité, autour de mon lieu de vie. Il y avait une activité folle sur les chantiers, et tout d’un coup, elle s’est totalement arrêtée. Cela aussi je l’intègre dans mon processus de création. J’espère que l’enfermement forcé, actuel, résonnera avec les images qui sont elles aussi faites dans un lieu clos, par définition.

Lorsque que l’on prend une photographie, on confine un instant dans une boite, sur une émulsion ou un capteur. Dans ces circonstances, cette pratique depuis un espace clos prend une dimension particulière, comme une mise en abîme.


© Jérémie Bouillon

Quel aspect technique avez-vous (re)découvert à cette occasion ?

Le processus technique en argentique m’enthousiasme énormément. Le fait de contrôler toute la production, de la prise de vue au tirage final en étant au contact permanent de la matière, contrairement au numérique. 

Cette technique me donne l’envie d’expérimenter de nouveaux procédés en permanence. Il y a quelque chose de physique, d’alchimique, tout ton corps est engagé. Le rationnement des matières premières au quotidien me pousse à créer différemment, fabriquer des émulsions, en gros je « cuisine avec les restes » et c’est très excitant, cela ouvre l’esprit à de nouveaux territoires.

Auriez-vous pu le vivre en temps normal ? Pourquoi ? Pourquoi pas ? 

Je pense que pas mal d’entre nous aspirent en temps normal à un peu de cette lenteur qui nous est dictée actuellement. Le quotidien nous impose une charge mentale très forte, un rythme intense pour rester dans la course de nos sociétés connectées à outrance. Je trouve que la période actuelle est une occasion de s’interroger sur les choses qui nous sont essentielles et plus généralement, sur le monde que nos sociétés ont construit depuis la révolution industrielle. En ce moment, observer les oiseaux qui se réapproprient l’espace urbain est une joie simple et réconfortante pour moi.

J’espère que la situation ne va pas devenir incontrôlable. J’ai beau jeu de parler de ralentissement, mais le repli sur soi et la création ne sont épanouissants que si il existe par ailleurs un équilibre dans nos vies, autour de nous, sans quoi plus rien de ce que nous pouvons dire ici ne compte alors…


Autoportrait © Jérémie Bouillon

© Jérémie Bouillon

Propos recueillis par Maxime Riché

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