Blind Magazine : photography at first sight
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Joel Meyerowitz, le théâtre de la couleur

Joel Meyerowitz a été l’un des premiers à défendre la couleur à une époque où seul le noir et blanc faisait foi. Coloriste, portraitiste du détail… Meyerowitz est avant tout un homme que la photographie a changé, et qui, à son tour, a su faire changer la photographie.

Il est 15h et nous sommes les premiers à attendre devant le stand de dédicaces de Paris Photo. À peine 5 minutes plus tard, la file est déjà longue. Il faut dire que dans le monde de la photo, Joel Meyerowitz s’apparente à une célébrité. Avec Alex Webb, William Eggleston, Saul Leiter, et Harry Gruyaert, il figure parmi les monuments de la photographie de rue en couleur.

Quand il arrive enfin, il porte un chapeau et un large sourire. Le genre qui illumine la pièce. Nul ne s’étonne que Meyerowitz ait opté pour la couleur : il l’incarne lui-même. Non pas par ses habits, plutôt ternes, mais bien par son regard et par ce vrai sourire qui ne faiblit jamais, même dans le bourdonnement de la plus grande foire internationale de photographie.

Nous quittons d’ailleurs les allées bondées de Paris Photo pour le divan de l’hôtel du Relais Bosquet. On y retrouve le même chapeau, le même grand sourire et son dernier livre A Question of Color. « Mon 53ème livre. Bien plus que je ne l’aurais imaginé ! » rit-il. Intarissable, il explique sa vision, du monde, de la photographie, de la couleur, de la peinture, de la musique, et de l’art en général. 

New York City, 1966 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
New York City, 1966 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery

Par où commencer ? Peut-être par les débuts et par sa découverte de la photographie : une « révélation ». Joel Meyerowitz a alors 24 ans. Peintre, il travaille comme directeur artistique dans une agence. Un jour, il conçoit une brochure et Robert Frank, alors un ami de son patron, est missionné pour l’illustrer. « Lorsque je l’ai vu photographier, ma vie a changé. Je l’ai vu bouger et faire des photos : il avait toujours une fraction de seconde d’avance sur ce que les gens faisaient. Il anticipait leurs actions. Au moment où le sens apparaissait, j’entendais le clic. La photo était prise. »

Le jeune Joel, qui ne connaît alors rien à la photographie, perçoit cet art comme une possibilité de faire des moments ordinaires de la vie quotidienne, des moments spéciaux, qui naissent et disparaissent en un millième de seconde. « Lorsque j’ai quitté ce tournage et que je suis sorti dans la rue, tout semblait plein de potentiel. Comme s’il y avait des significations cachées dans la vie ordinaire si vous pouviez simplement les voir et vous trouver au bon endroit au bon moment. J’ai alors réalisé que la photographie était ma vocation. »

Fini le Joel Meyerowitz peintre et ses grandes toiles abstraites. Il abandonne ses études supérieures d’histoire de l’art, quitte son emploi, et emprunte un appareil photo. Lorsque le vendeur du magasin de photo juste en bas de la rue de son bureau lui demande s’il veut des pellicules couleur ou du noir et blanc, il répond immédiatement : « Couleur ». 

New York City, 1966 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
New York City, 1966 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery

La couleur à tout prix

Dans les années 1960, la couleur est absente des musées. Considérée comme commerciale, elle est réservée à la mode, la publicité. On l’utilise pour enregistrer les fêtes de famille ou les vacances. Le noir et blanc : c’est ça la vraie photographie. Pourtant, pour Meyerowitz, le monde est en couleur et il doit être photographié comme tel. 

Où qu’il aille, c’est toujours accompagné d’une dizaine de rouleaux de pellicule, et de deux boîtiers différents, de manière à prendre la même scène en noir et blanc et en couleur. C’est comme cela que naît A Question of Color, où il juxtapose une même image, l’une monochrome, l’autre en couleur. Ce sont les mêmes personnes, la même activité, le même lieu, en somme les mêmes photographies, à une différence près : « En noir et blanc vous ne sauriez jamais que cette fille porte un maillot de bain rouge, que le chien est blanc alors qu’elle est noire. La couleur est une mine d’informations. » 

Pour le justifier, iI revient souvent à cette photo d’un homme se tenant près d’une fontaine du parc du Luxembourg. « C’est un jour de printemps, il est sous cette belle arche avec ces chaises vertes et on dirait qu’il est en train de donner une conférence. » En couleur, on remarque un petit détail rouge vif : des fraises. Ce petit « ping » de rouge, comme l’appelle joyeusement Meyerowitz, donne une tout autre tournure à la scène. L’homme lave ses fraises dans la fontaine. En noir et blanc, on ne les remarque même pas. 

Puis, montrant une autre photo : « Regardez ces deux belles jeunes femmes. En noir et blanc, on se dit qu’elles portent des robes blanches et qu’on ne fait aucune différence entre elles. Puis vous la regardez en  couleur, et les robes sont jaune et rose. Leurs lèvres sont comme des fruits. Elles sont vivantes, présentes, elles sont avec nous. Cette impression est tellement plus forte. Je ressens la chaleur humaine.» 

Montana, 1964 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Montana, 1964 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Montana, 1964 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Montana, 1964 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery

Le voyage d’un jeune homme dans la magie du monde

Meyerowitz commence à photographier à 24 ans. Un âge où l’on est à la recherche de sens, dans tout ce que l’on voit. « Vos relations avec les gens, la culture dans laquelle vous vivez, toutes ces choses s’impriment sur vous, de sorte avec une sensation d’être vous à un moment de l’histoire. » Derrière ses photos, c’est le voyage d’un jeune homme dans la magie du monde qui s’écrit. « Aujourd’hui j’en suis donc à un point où je me demande qui je suis à 85 ans. Que sais-je vraiment, que vois-je ou que ressens-je maintenant ? » 

Sa mémoire est photographique, et c’est sans doute pour cela qu’elle est aussi bonne. Chaque photo ravive un souvenir enfoui, ses yeux pétillent et il redevient soudain le jeune homme qu’il était. Quand il évoque les années 1960, c’est d’ailleurs avec une pointe de nostalgie. Ses photos en témoignent : c’était l’époque de la vraie innocence. Après la guerre et la crise financière, venait enfin une période de paix et de prospérité. Les gens aimaient s’habiller. Même les travailleurs de chantier portaient des costumes. Dans les rues, on arborait des chapeaux Fedora ou des gants longs. L’élégance se faisait très ordinaire, presque familière. 

« J’ai 85 ans maintenant. Cela fait donc 60 ans que je fais ce métier. » De ces années, Meyerowitz tire de nombreux enseignements. Un en particulier : les choses ont tendance à se répéter. « Les gens, les êtres humains font les mêmes choses à chaque génération. Ils s’habillent simplement différemment, ou les codes moraux sont différents, mais le comportement humain reste le même. » 

Jeu de Paume, Paris, France, 1967 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Jeu de Paume, Paris, France, 1967 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Jeu de Paume, Paris, France, 1967 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Jeu de Paume, Paris, France, 1967 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery

L’incident

Second enseignement :  Meyerowitz a « appris à être invisible ». Il faut dire qu’il est passé maître dans l’art de manier son appareil photo. Un million de fois, il l’a approché de son œil pour figer cet instant fugace où tout se prête à créer le sublime.  À force, il connaît par cœur les dimensions de l’espace dans lequel il évolue. En une fraction de seconde, la photo est prise, et la vie continue, comme si de rien n’était.

Une entreprise qui aujourd’hui s’avère plus compliquée. L’ère du smartphone, et la possibilité de photographier les gens avec, nous a rendus plus conscients de la nécessité de protéger une certaine forme d’identité. « À l’époque, personne n’imaginait que quelqu’un prenne une photo de lui. Souvent, si je levais l’appareil photo vers les gens, ils regardaient derrière eux. Ils ne pensaient pas que c’était à eux que je m’intéressais. » 

Comme pour de nombreux jeunes photographes, Henri-Cartier Bresson a longtemps été son guide. Et avec lui, la révolution de l’instant décisif, qui fait de la photo l’art ultime de capturer les choses déjà en train de disparaître. « Lorsque je suis dans la rue, je ne cherche pas à prendre une photo. Je regarde le monde pour apprécier toute la folie que produit la vie moderne. Souvent, ils font deux ou trois choses en même temps. Ils sont au téléphone, ils hèlent un taxi, ils portent leurs bagages, ils promènent leur chien… »  

Joel Meyerowitz a su développer le don de mettre en pause ce rythme effréné. Comme le narrateur omniscient d’un roman, il ralentit la scène, analyse l’espace qui l’entoure et saisit ce fameux instant décisif. Il appelle cela un « incident » : quelque chose à l’origine du geste déclencheur, le moment clé d’une histoire. Ce talent, il le tient de ses années de pratique, mais aussi de ses études de dessin. Dans sa classe, il se retrouve fréquemment face à des modèles. « Je percevais quand la pose n’était qu’une pose, et quand elle devenait extase ou beauté, quelque chose de plus que ce qu’elle était. Alors, j’essayais de transformer le geste, quel qu’il soit, en quelque chose qui avait le sens de la beauté. » 

Pour lui, la photographie n’est qu’un outil pour se rappeler ces moments de transformation. Ces moments où tout se met en place, et qui ne durent qu’une fraction de seconde.

London, England, 1966 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
London, England, 1966 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
London, England, 1966 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
London, England, 1966 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery

Une vie dictée par l’art

Au fur et à mesure des années, Meyerowitz s’est éloigné de cet « instantané » pour s’orienter vers la totalité. Se contentant de regarder le bruit visuel, il oublie l’incident pour mieux capter la globalité de la scène. Tout est dans la composition de l’image. « Cet arrière-plan, ces bâtiments, ces escaliers, avec les ombres et la lumière du soleil : tout est là. Il ne se passe rien. Il n’y a pas d’histoire. »  

Finalement, Meyerowitz n’est pas qu’un simple photographe, c’est un homme animé par la profonde impulsion de l’art. Toujours, il l’a ressentie. Toujours, il a vibré pour celle-ci. La peinture n’était qu’un moyen d’entrer dans la photo. Et c’est avec cet art là, que Meyerowitz s’exprime le mieux. Car dans la peinture, il n’y a pas d’interaction avec le monde. On  interagit avec un espace plat. De la couleur, de la couleur pure. « Quand on peint, on est responsable de tout ce qu’il y a sur la toile. C’est un vide que l’on remplit. On peut tout mettre sur cette surface, tout ce qui se passe dans votre tête. Doit-il rester vide ? »La photographie ne comble pas le vide, elle capture le moment présent et le sublime. Les reflets du soleil sur des cheveux roux, un parapluie bleu ciel, une devanture jaune moutarde…La vie est un théâtre et la couleur est son langage.

Covered Car, Redwoods, California, 1964 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Covered Car, Redwoods, California, 1964 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Covered Car, Redwoods, California, 1964 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery
Covered Car, Redwoods, California, 1964 © Joel Meyerowitz, Courtesy Howard Greenberg Gallery

Joel Meyerowitz : A Question of Color, avec des textes de Joel Meyerowitz & Robert Shore, publié par Thames & Hudson, 28€.

Une exposition de certaines des œuvres de ce livre sera présentée à la Tate Modern, à Londres, du 20 novembre 2023 au 3 novembre 2024.

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