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Le Temps retrouvé de Bernard Plossu 

À 78 ans, Bernard Plossu révèle des photographies encore inconnues du grand public dans une exposition intitulée « Les années américaines, Images inédites, 1966-1985 » à la galerie du Jour Agnès b. à Paris. Alors que son livre mythique, Le Voyage Mexicain, est réédité aux éditions Contrejour et au moins trois autres sont en préparation. Quelque chose s’est passé. Quelque chose qui l’a rendu inconsolable.

Lorsque j’arrive chez lui à La Ciotat, dans une maison qui recèle de souvenirs, il m’attend devant. Nous faisons le tour du jardin ensoleillé dont il est fier, même s’il précise que cette maison est malgré tout la preuve de sa vie sédentaire, lui qui a « toujours cherché à foutre le camp ». Enthousiaste, arborant des lunettes de soleil qui lui donnent un air de jeune homme, il veut tout de suite raconter ses années de voyage et de photographie.

Sur la pointe des pieds, je l’accompagne dans ses archives, ses références à la musique, ses aller-retours entre la peinture et le cinéma et la place particulière qu’occupe la littérature chez cet autodidacte : « Il faut lire Rosetta Loy mais sur l’Italie d’abord André Suarès, ah non Malaparte avant ! » 

Il commente toutes les boîtes et multiplie les parenthèses dans les parenthèses alors que nous déambulons au milieu de milliers de photos et de négatifs rangés, annotés, superposés. Une existence à photographier qui tient là, dans trois pièces, occupées du sol au plafond. Ce que la vie signifie pour moi de Jack London est posé en évidence alors qu’il précise « être extrêmement bien organisé dans son désordre », faisant allusion à la transmission de son œuvre qui l’inquiète un peu. Même si des discussions sont déjà en cours avec des institutions, ces choses-là prennent du temps. Un héritage aussi dense, ça s’organise. 

Voyage Mexicain © Bernard Plossu
Voyage Mexicain © Bernard Plossu

Chez Bernard & Françoise

Son regard est aussi vif que sa mémoire, mais sa voix tremble. « J’ai perdu le feu », me dit-il avant de se reprendre, dans un un élan d’autodérision un peu forcée, citant son ami Alain Le Saux dont les derniers mots ont été : « Bernard, pas de pathos. » Une règle qu’il applique en toute élégance. Mais très vite, je comprends que nous ne sommes pas seuls. Je ne suis pas simplement chez Bernard Plossu, photographe de légende trop souvent comparé à Robert Frank ou à Henri Cartier-Bresson : je suis chez Bernard & Françoise.

Bernard, Françoise © Bernard Plossu
Bernard, Françoise © Bernard Plossu

Françoise n’est plus là mais elle est là. Partout. Ces archives, ces photos sur les murs, c’est une œuvre commune. Quarante ans de création à deux. Quarante années à s’interroger mutuellement sur tout, à ne rien pouvoir envisager sans l’aval de l’autre. Et pourtant, sur quelque deux cents livres édités par le photographe prolifique, quatre, seulement, sont signés des deux noms.

Un peu perplexe, je pose tout de suite des questions sur son rôle à elle, mais Plossu me prend de court. Il raconte leur histoire et par là sa construction intime, ses choix, sa totale dépendance à cette femme aimée par-dessus tout. Il s’agace qu’elle ne soit pas plus visible dans les livres d’histoire de la photo. Comme un clin d’œil à Montaigne, il sourit : « Elle aimait mes photos, j’aimais les siennes. » Cette femme créatrice, c’est Françoise Nuñez.

« Parfois, on était tellement proches, tellement fusionnels, qu’on faisait les mêmes photos mais pour des raisons différentes »

On entend rarement un amour pareil. Ça prend le dessus sur tout le reste. Alors je l’interroge, beaucoup. Sur elle, leur pacte fondateur, leur vie commune, la vie domestique, les voyages, leur île en Italie, les enfants, la rencontre, bien-sûr. Un pique-nique chez Jean Dieuzaide, ce jour-là il la photographie et elle aussi. Quelque chose se passe dans les yeux de Bernard Plossu. Il se révèle perdu sans celle qui vit désormais en lui : « Parfois, on était tellement proches, tellement fusionnels, qu’on faisait les mêmes photos mais pour des raisons différentes. »

Bernard, Françoise © Bernard Plossu
Bernard, Françoise © Bernard Plossu

Il revient sur le rôle fondateur de Françoise et ses accomplissements en tant que photographe, bien au-delà de son travail de tireuse ou de muse. La faire connaître davantage et mieux, c’est aussi une forme d’hommage ou de réparation, comme un ultime combat à mener. D’ailleurs, les prochains livres seront consacrés au travail de sa femme lorsqu’il aura trouvé, accompagné par son ami Patrick Le Bescont (photographe, fondateur des éditions Filigranes), le courage d’ouvrir les boîtes qui attendent.

Complémentaires, indispensables l’un à l’autre, ce binôme avait son modus operandi. Si lui l’a énormément photographiée, elle n’a au contraire réalisé qu’une quinzaine de photos de lui pendant les quatre décennies de vie commune. Et lorsque je lui demande comment c’est possible, il répond, l’air de rien : « Le manque de pudeur ne peut pas donner une bonne photographie. »*

“ Françoise et moi avons beaucoup voyagé ensemble , des grands moments de bonheur, en Turquie, dans les îles grecques, à Jaisalmer en Inde, à Rome, au Portugal, dans les petites îles italiennes , avec nos Nikkormat au cou. Là, elle est à Lisbonne, où nous étions allés en 1988 “.
« Françoise et moi avons beaucoup voyagé ensemble , des grands moments de bonheur, en Turquie, dans les îles grecques, à Jaisalmer en Inde, à Rome, au Portugal, dans les petites îles italiennes , avec nos Nikkormat au cou. Là, elle est à Lisbonne, où nous étions allés en 1988. » © Bernard Plossu

La vie d’avant

Puis il glisse un autre livre sur la table, un ouvrage au titre évocateur : Avant l’âge de raison. Je le sens fier d’avoir produit ce travail paru en 2008, fier de cette vie qu’il a documentée, façon Sally Mann ou Alec Soth avant l’heure. Voir comment le photographe réussit ce coup de force provoque un choc émotionnel : en quelques images il raconte l’existence, les moments qui nous définissent.

« En photographie, on ne capte pas le temps, on l’évoque »

Los Angeles, Californie, 1980 © Bernard Plossu, Courtesy Galerie Camera Obscura / Galerie du Jour agnès b.
Los Angeles, Californie, 1980 © Bernard Plossu, Courtesy Galerie Camera Obscura / Galerie du Jour agnès b.
Santa-Fe, New Mexico, 1979 © Bernard Plossu, Courtesy Galerie Camera Obscura / Galerie du Jour agnès b.
Santa-Fe, New Mexico, 1979 © Bernard Plossu, Courtesy Galerie Camera Obscura / Galerie du Jour agnès b.

« Je n’avais jamais pensé qu’une photo pouvait faire du mal », murmure-t-il entre les pages alors que Françoise se dévoile, tenant les enfants à bout de bras, lui derrière l’objectif, saisissant ces souvenirs pour la mémoire, pour se donner les moyens d’y revenir. « En photographie, on ne capte pas le temps, on l’évoque », rappelait-il récemment au micro de la journaliste Laure Adler. 

Ce récit de la vie avec Françoise, de l’évidence qui a rendu impensable tout ce qui n’était pas elle, c’est celui d’un amour qui commence juste après « Les années américaines » et qui donne une clé de lecture importante. Parce que c’est pour Françoise qu’il a quitté les États-Unis, c’est aussi pour elle qu’il n’y est jamais retourné, laissant derrière lui un fils. Alors, revoir ces photographies oubliées, c’est aussi revoir sa vie, les grands tournants, les ruptures et les lignes de force. 

Shane © Bernard Plossu
Shane © Bernard Plossu
Shane © Bernard Plossu
Shane © Bernard Plossu

Or c’est justement ce fils, Shane, qui a rapporté des États-Unis les 860 films à son père qui permettront de revoir ces années passées dans un autre pays, dans une autre vie. Ironie de l’histoire ou juste contresens de l’existence, Shane a retrouvé son père aujourd’hui, Françoise y ayant bien sûr contribué.

D’ailleurs, Shane semble merveilleusement aimé dans les portraits pris quarante ans plus tôt – visibles dans Avant l’âge de raison -, alors même que pendant les dix années qui suivront, le père et le fils n’auront plus de contact. Après avoir vécu à deux continents d’écart, la photographie peut presque tout lier, tout réparer. 

Shane © Bernard Plossu
Shane © Bernard Plossu

Le « jeune Frenchie »

Avant de retrouver son grand amour en France en 1985, Bernard Plossu a parcouru le monde. D’abord en suivant son père dans le Sahara puis au Mexique. Le jeune explorateur est arrivé au milieu des années 1960 aux Etats-Unis. Basé au Nouveau Mexique, il a visité le désert, à pied, en train, et les villes.

Alors que la contre-culture s’apprête à se déployer et que la Beat Generation va influencer le monde entier, il photographie ces villes de passage, les autochtones qui jouent au western, les voitures isolées dans le désert, les hippies passant devant des campagnes de recrutement de l’armée, en pleine guerre du Vietnam

Voyage Mexicain © Bernard Plossu
Voyage Mexicain © Bernard Plossu
Voyage Mexicain © Bernard Plossu
Voyage Mexicain © Bernard Plossu

Ces décors font écho à l’architecture vernaculaire immortalisée par Ed Rusha ou à des univers plus récents comme le film de Chloé Zhao, The Rider. Tel un reporter ethnologue, le « jeune Frenchie » (c’est ainsi que l’appelle Lewis Baltz) pose un regard énigmatique sur les Américains de l’Ouest.

Ces photographies, exposées sous la supervision de Marc Donnadieu, sont d’une grande beauté et méritent un détour dans le 13e arrondissement de Paris, à la galerie du Jour. Elles racontent aussi la genèse de ce photographe qui aime répéter les mots de son amie Lisette Model, qui disait que la photographie ne s’apprend pas. 

Arizona, 1984 © Bernard Plossu, Courtesy Galerie Camera Obscura Galerie du Jour agnès b.
Arizona, 1984 © Bernard Plossu, Courtesy Galerie Camera Obscura Galerie du Jour agnès b.

Lui-même semble avoir tout appris dans les salles de cinéma et au gré des rencontres. Dénigrant le Leica, il a toujours travaillé avec des appareils très basiques. Il a su faire de l’économie de moyens sa force, sa simple signature. C’est cette écriture qui se retrouve dans ses photographies, mais aussi dans ses pastels, ses textes et ses films.

Ce polymathe – comme l’on qualifie les artistes qui approfondissent plusieurs disciplines – prépare d’ailleurs un portfolio de ses pastels sous la supervision de son fidèle tireur Guillaume Geneste, ainsi qu’une exposition sur d’autres photos méconnues avec Anatole Desachy**, pour la rentrée. « On n’est peut-être pas fait pour un seul moi », disait Henri Michaux. 

New Mexico, 1985 © Bernard Plossu Courtesy, Galerie Camera Obscura / Galerie du Jour agnès b.
New Mexico, 1985 © Bernard Plossu Courtesy, Galerie Camera Obscura / Galerie du Jour agnès b.
New Mexico, 1983 © Bernard Plossu Courtesy, Galerie Camera Obscura Galerie du Jour agnès b.
New Mexico, 1983 © Bernard Plossu Courtesy, Galerie Camera Obscura Galerie du Jour agnès b.

Bernard Plossu, Les années américaines, Images inédites 1966-1985, à la galerie du Jour du 24 mars au 28 mai 2023.

* Cet été sortira un livre auto-édité par Marcos Adandia en hommage à ce couple créateur. Guettez ce livre sobrement intitulé Françoise & Bernard, c’est un bijou.  

** A l’atelier 36 Bastille, du 12 au 17 septembre 2023. Pour en savoir plus lisez l’article « Plossu expérimental ?! » de Patrick de Haas paru dans la revue Mettray.

San Luis Obispo, Californie, 1979 © Bernard Plossu, Courtesy Galerie Camera Obscura / Galerie du Jour agnès b.
San Luis Obispo, Californie, 1979 © Bernard Plossu, Courtesy Galerie Camera Obscura / Galerie du Jour agnès b.

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