Blind Magazine : photography at first sight
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L’hommage d’un photographe à ses parents aveugles

La mère et le père de David Snider sont nés aveugles, lui est ironiquement devenu photographe et a documenté leur vie. Ce projet magnifique, le plus important de sa vie, est en passe de devenir un livre.

Les photographes peuvent passer leur vie à chercher des sujets intéressants, mais le projet photographique le plus unique sur lequel j’ai travaillé concerne ma famille.

Ma mère et mon père sont nés aveugles, et je suis devenu photographe. Cette ironie est au cœur de ma vie.

Grandir avec des parents aveugles m’a permis de vivre de nombreuses expériences hors du commun, et j’ai compris à un moment donné combien il était important de raconter leur vie. J’ai ainsi transformé mes souvenirs en un projet, intitulé The Blind, Seen (Les aveugles, vus).

Mes beaux et merveilleux parents, Harold Snider et Gail Snider, sont originaires de pays différents, mais ils ont eu une enfance similaire. Mon père est né à Jacksonville, en Floride, aux Etats-Unis. Ses parents étaient ravis d’avoir un fils en bonne santé, mais il est né aveugle à la suite d’une blessure survenue à la naissance. Ma grand-mère n’avait aucune expérience de la cécité, mais elle a appris à lire le braille, a transcrit des livres imprimés en braille pour lui et a vigoureusement soutenu son éducation. Il est devenu le premier enfant aveugle à être diplômé du système scolaire public de Jacksonville. Il a poursuivi ses études à l’université de Georgetown et à l’université d’Oxford, et a ensuite fait carrière comme consultant pour les voyages pour handicapés, et défenseur des droits pour les personnes handicapées.

The Blind, Seen © David Snider
Harold Snider a été scolarisé avec des enfants voyants à Jacksonville, en Floride. La politique d'”inclusion” exigeait que le système scolaire lui donne une éducation en braille, 1960 © The Blind, Seen par David Snider
Gail Lovelace Snider adolescente en Angleterre, 1959 © The Blind, Seen par David Snider

Ma mère, Gail, est née à Oxford, en Angleterre, et a grandi à Londres. Elle a souffert de maladies oculaires qui l’ont privée d’une vision normale. Pendant la majeure partie de son enfance, elle a dû fréquenter des internats pour enfants aveugles, où elle a appris à lire et à écrire en braille. À l’âge de 15 ans, elle était une jeune femme intelligente et a été choisie pour être la première enfant aveugle d’Angleterre à fréquenter une école publique avec des enfants voyants. Elle parlait couramment l’allemand, le français et l’italien et a obtenu une bourse d’État pour étudier à l’université de Birmingham. Elle a aussi obtenu un diplôme en lettres modernes et a étudié l’aide sociale à la London School of Economics.

En 1969, ma mère travaillait à Londres comme correctrice d’épreuves en braille à l’Institut royal national pour les aveugles, et a rencontré un Américain charismatique du nom de Harold Snider. Ils se sont fiancés au bout de deux semaines et se sont mariés deux mois plus tard. Ma sœur Ellen a rejoint la famille trois ans plus tard.

Lorsqu’un couple d’aveugles a un bébé, il est facile pour les médecins et les infirmières voyants de s’inquiéter que celui-ci ne soit pas capable de s’occuper de leur nouveau-né. Les voyants ne savent pas quoi faire lorsqu’ils ont leur premier bébé, et mes parents n’ont pas su non plus. Ils ont donc dû apprendre comme tout le monde, et ils se sont très bien occupés de moi et de ma petite sœur Ellen lorsqu’elle est née deux ans et demi plus tard. Nous sommes devenus des enfants sains, normaux et amusants.

The Blind, Seen © David Snider
Harold et Gail Snider se sont mariés à Londres en septembre 1969 © The Blind, Seen par David Snider
The Blind, Seen © David Snider
Harold et Gail avec leurs enfants, Ellen et David (le photographe) à Oxford, Angleterre, 1973 © The Blind, Seen par David Snider

Trouver un emploi

Nous avons vécu à Oxford pendant 4 ans, pendant que mon père faisait des études supérieures, et lorsque nous avons déménagé aux États-Unis, il a postulé à plus d’une centaine d’emplois. Il a essuyé de nombreux refus, principalement parce que les employeurs ne voulaient pas avoir affaire à une personne aveugle.

Papa a postulé pour devenir agent d’État au ministère des affaires étrangères, mais ils ne voulaient pas embaucher d’aveugles. Ils pratiquaient une discrimination flagrante à l’encontre des candidats aveugles, même s’il avait obtenu sa licence à la School of Foreign Service de Georgetown. Il a donc cherché d’autres emplois et a été embauché par la Smithsonian Institution.

Au Musée national de l’air et de l’espace, il a suggéré de construire un piédestal pour un morceau de roche lunaire et de le mettre à la disposition de tous pour qu’ils puissent le toucher. Finalement, dans le plus grand musée de Washington, cette exposition de la pierre lunaire a été touchée par des millions de personnes. Le travail de papa consistait à trouver des moyens d’améliorer l’accès aux expositions du musée, ce qui est devenu sa spécialité tout au long de sa carrière : l’accessibilité pour les personnes handicapées. 

The Blind, Seen © David Snider
Harold Snider dans son bureau au National Council on Disability, Washington, DC, 1991 © The Blind, Seen par David Snider
Le bureau d’Harold Snider à Washington, DC, offre une vue imprenable sur le National Mall. Il touche son imprimante braille, 1991 © The Blind, Seen par David Snider
Portrait en gros plan de Harold Snider, 1992 © The Blind, Seen by David Snider

Papa était un fervent défenseur et militant des droits des aveugles et du mouvement pour les droits des personnes handicapées. Sa plus grande réussite a été de contribuer à l’adoption de l’Americans with Disabilities Act, la loi historique sur les droits civils qui interdit la discrimination à l’encontre des personnes handicapées.

Aujourd’hui, lorsque j’entre dans un ascenseur et que je vois les chiffres en braille, je sais que mon père a contribué à l’adoption de la loi imposant l’installation du braille dans tous les ascenseurs et autres lieux publics. Par son travail, il a contribué à améliorer la qualité de vie de millions de personnes. Mon père avait une personnalité très intense et aimait la compétition. Il pouvait être agressif et ne craignait pas de contrarier ou de défier les autres. Il était déterminé à empêcher toute discrimination.

My parents, Harold and Gail Snider, with my sister Ellen. Our parents would softly hold our forearms arms when we walked together, forming a close physical and emotional bond with us that has lasted through the years. 1992

Mes parents avaient leur propre culture, qui incluait évidemment beaucoup de choses en braille. Mais j’étais un enfant voyant. À l’âge de 6 ans, mes parents m’ont acheté mon premier appareil photo et, au fil des années, j’ai utilisé plusieurs centaines de pellicules, apprenant ainsi un autre langage, celui de la photographie.

J’étais passionné par la photographie et, à l’université, à la School of Visual Arts de New York, je suis tombé amoureux des photographes de l’agence Magnum et de leur dévotion à la photographie humaniste et documentaire.

Photographier mes parents

À l’âge de 20 ans, j’ai eu un accident de vélo presque fatal et j’ai réalisé que si j’avais succombé à mes blessures, je n’aurais jamais documenté le sujet le plus important de ma vie, le quotidien de mes parents et de notre famille.

Dans l’histoire de la photographie, aucun photographe n’a documenté la vie de ses parents aveugles. J’avais ainsi l’occasion de réaliser quelque chose de très significatif, pour moi, mais aussi pour les autres: montrer au grand public non aveugle à quel point mes parents sont merveilleux, intéressants, et normaux. Je suis donc rentré à la maison avec mon appareil photo et j’ai négocié avec mes parents quelques règles pour débuter mon travail. Ils m’ont dit : « Nous n’allons pas poser pour toi, nous allons simplement vaquer à nos occupations. »

J’ai répondu que j’étais évidemment d’accord. Je connaissais très bien leurs habitudes et j’avais donc prévu de les photographier au travail et à la maison, et de montrer les adaptations qui les aidaient à vivre de manière indépendante. J’étais toujours à la recherche de moments intéressants durant leurs trajets pour se rendre au travail. Sur une photo prise dans le métro, maman est entourée d’autres usagers qui lisent leurs journaux pendant qu’elle tricote l’une de ses couvertures afghanes. Combien de ces gens seraient capables de tricoter quelque chose d’aussi complexe ?

The Blind, Seen © David Snider
Gail Snider tricote une couverture dans le métro de Washington, DC, tandis que d’autres passagers lisent leur journal, 1991 © The Blind, Seen par David Snider
The Blind, Seen © David Snider
Harold Snider était très soucieux de son apparence. Ici, il se fait ajuster pour un nouveau costume, Washington, DC, 1991 © The Blind, Seen par David Snider

Des moments simples que j’avais l’habitude d’observer sont devenus des illustrations essentielles de leur vie privée. On voit ma mère se coiffer dans sa chambre avant de partir au travail, un moment universel que connaissent toutes les femmes. Pourtant, aucune femme aveugle n’avait été photographiée ainsi dans sa chambre. Il y a des situations que j’ai remarquées comme étant visuellement intéressantes parmi notre routine. J’ai pris une photo de papa alors qu’il était en train de s’habiller d’un costume. J’aimais bien choisir des vêtements avec lui. Il voulait avoir l’air impeccable, et je veillais toujours à ce qu’il soit bien habillé.

Il y a eu beaucoup de moments merveilleux entre ma mère et ma sœur. Je devais simplement les photographier. C’était un véritable défi pour moi : produire une véritable série documentaire sur ma famille et documenter une époque que je pensais interminable.

Maman était assistante sociale et conseillère pour les clients nouvellement aveugles, et elle les aidait à recevoir une formation professionnelle, et des services de soutien tels que des conseils en matière de réadaptation. Elle occupé ce poste durant 40 ans, aidant directement les personnes aveugles à entrer en contact avec les ressources susceptibles d’améliorer leur vie. Mon père avait encore un peu de vision résiduelle. Il y a eu beaucoup de moments tendres qui m’ont rappelé ma propre enfance. Une photo montre mes parents avec le nouveau-né d’une amie, et cela m’a rappelé à quel point mes parents étaient doux et gentils quand ils nous ont élevé, Ellen et moi.

Gail Snider lit le braille dans son bureau du Maryland en 1992. Elle a été conseillère et assistante sociale pour les personnes nouvellement aveugles dans la région de Washington pendant 40 ans © The Blind, Seen par David Snider
Gail tient la main d’Harold alors qu’ils sont assis ensemble dans un salon d’aéroport, 1992 © The Blind, Seen par David Snider
Dans un moment de légèreté entre mère et fille, Ellen pique l’abdomen de Gail dans la cuisine familiale, 1992 © The Blind, Seen par David Snider

J’ai essayé de capter les liens physiques que nous avions les uns avec les autres. Lorsque nous marchions ensemble, les mains de nos parents s’accrochaient légèrement à nos bras et nous les guidions partout où nous allions. Après avoir fait cela pendant 20 ans, nous ne savions pas comment faire autrement. J’ai vécu cela avec ma sœur, et nous étions une famille très proche, physiquement et émotionnellement. 

Le problème de la cécité n’est pas le handicap physique. Ce sont les faibles attentes et les opinions du grand public non aveugle qui freinent les personnes aveugles. J’ai appris cela enfant. Personne ne peut imaginer l’ignorance que mes parents ont dû supporter, et l’humiliation que leurs amis ont dû subir. Après avoir constaté cette vaste discrimination et des faibles attentes des gens « normaux », je me suis dit qu’il était important de documenter la vie de deux personnes aveugles très performantes, qui étaient en fait tout à fait normales. 

Harold Snider aimait jouer avec les enfants. Ici, il divertit le fils de son collègue lors d’une fête de fin d’année, Washington, DC, 1990 © The Blind, Seen par David Snider
Harold et Gail sur leur photo de fiançailles, Londres, 1969 © The Blind, Seen par David Snider
The Blind, Seen © David Snider
Violet Goens porte la robe de mariée vintage de sa grand-mère, Washington, DC, 2022 © The Blind, Seen par David Snider
Harold et Gail s’embrassent le matin, 1992 © The Blind, Seen par David Snider

La cécité n’empêche pas quelqu’un de connaître tous les plaisirs et les luttes, la médiocrité et l’extrême réussite que la société peut lui offrir. Il y a des aveugles célèbres, comme Stevie Wonder et Ray Charles, et il y a aussi beaucoup d’avocats, de médecins, de scientifiques et de diplômés universitaires aveugles. Mais il y a toujours un taux de chômage de 75 % parmi les adultes aveugles en âge de travailler. C’est parce que les aveugles n’ont pas la possibilité de faire leurs preuves. Ce sont pourtant des gens qui ont une famille, qui doivent gagner leur vie. Mes parents ont dû défendre avec force leur droit à prendre leur destin en main.

Aider les personnes aveugles

Il y a trois ans, j’ai pris conscience de la crise de l’alphabétisation en braille : seuls 7 % des enfants aveugles apprennent à lire et à écrire en braille aux États-Unis. À l’époque de mes parents, ce chiffre était de 50 %. Cela signifie que seuls 7 % des enfants aveugles apprendront à lire et à écrire en braille et auront une chance de recevoir une éducation complète et de devenir des adultes indépendants, avec un emploi, une maison et des enfants. Les raisons du déclin de l’utilisation du braille sont complexes, mais les technologies telles que les écrans vidéo surdimensionnés pour apprendre aux enfants aveugles à lire lentement sont devenues un substitut privilégié à la forme parfaite d’alphabétisation qu’est le braille.

The Blind, Seen © David Snider
Gail Snider dans sa chambre, se touchant les cheveux avant d’aller travailler, Washington, DC, 1990 © The Blind, Seen par David Snider

J’ai été tellement bouleversée par cette forte diminution de l’utilisation du braille que j’ai décidé de rassembler toutes les meilleures images de ma famille et de produire ce livre intitulé The Blind, Seen, qui est composé à 50 % de texte en braille et à 50 % de texte imprimé avec des photographies. 

Pour un photographe, l’appareil photo est un instrument porteur d’amour. Nous pointons notre appareil vers les choses que nous chérissons le plus, et je chéris ma famille plus que tout. Je photographie la communauté aveugle depuis 1989 et je continuerai à produire ces images tant que mon cœur et mon esprit pourront contrôler mes yeux et mes mains.

David Snider travaille actuellement à la production d’un livre intitulé The Blind, Seen, dans le but de soutenir les programmes d’alphabétisation en braille pour les enfants aveugles. Il est actuellement à la recherche de partenaires et d’une maison d’édition de livres photos établie. Si vous souhaitez soutenir ce projet, contactez-le à l’adresse suivante, [email protected], ou contactez-nous pour plus d’informations. Une campagne de financement est disponible sur www.theblindseen.com.

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