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L’Irak racontée par ses habitants

Avec des appareils photos jetables, des Irakiens racontent l’histoire de l’Irak et les problèmes auxquels le pays est toujours confronté.

En mars 2003, les États-Unis et les pays alliés envahissent l’Irak selon une stratégie de bombardements ciblés. L’objectif officiel de cette invasion est le désarmement de l’Irak, qui possède des armes de destruction massive, et le renversement du régime.

À la mi-avril, Bagdad tombe aux mains de la coalition et le dirigeant du pays, Saddam Hussein, se cache. Le 1er mai, le président George W. Bush atterrit sur le porte-avions USS Abraham Lincoln et, dans ce qui est maintenant connu sous le nom de « discours de la Mission accomplie », il déclare la fin des opérations de combat majeures en Irak. Tout s’est déroulé en seulement six semaines.

Cratère de bombe, Falluja © Jassim Mohommad
Cratère de bombe, Falluja © Jassim Mohommad

Mais pour l’Irak, la violence n’a pas pris fin sur le pont d’un porte-avions américain. Après le discours sur l’USS Abraham Lincoln, les frappes de représailles irakiennes dispersées se sont transformées en une insurrection à part entière. Et la violence, d’abord dirigée contre les forces américaines et les forces de sécurité irakiennes, s’est muée en une violence généralisée dans la société.

À l’époque du conflit, les photographies venant d’Irak ne manquent pas. Nombre de journalistes couvrent les événements sur place, en photos et vidéos. Les soldats de tous bords ont leurs propres appareils pour documenter ce à quoi ils assistent. Mais qu’en est-il des civils irakiens ? À quoi ressemble leur vie, cernée par la guerre ? Que peuvent-ils montrer au monde que les autres ne peuvent pas montrer ?

Al Sharq Casino est le café le plus célèbre de la rue de Ninive et l'un des plus anciens. Ce n'est pas un lieu de jeu mais les gens de Mossoul l'appellent un casino, il est situé dans la rue commerciale de Ninive dans laquelle le mouvement n'a jamais été stagnant, mais aujourd'hui, presque mort. © Ahmad Faisal, Mossoul
Al Sharq Casino est le café le plus célèbre de la rue de Ninive et l’un des plus anciens. Ce n’est pas un lieu de jeu mais les gens de Mossoul l’appellent un casino, il est situé dans la rue commerciale de Ninive dans laquelle le mouvement n’a jamais été stagnant, mais aujourd’hui, presque mort. © Ahmad Faisal, Mossoul

En 2004, Michael Itkoff, alors étudiant en photographie et cofondateur de Daylight Magazine, découvre le projet de la photographe américaine Wendy Ewald qui développe une approche collaborative de ses sujets documentaires. « En organisant la deuxième édition de Daylight Magazine, je voulais équilibrer la représentation de la guerre en Irak avec des photographies prises par des citoyens irakiens, où s’exprimaient leur propre point de vue sur la situation. L’insurrection battait son plein à ce moment-là, et il était difficile pour les forces de la coalition de savoir qui était exactement « l’ennemi » – ceci s’ajoutant alors à la difficulté, pour les journalistes et photographes étrangers, de couvrir le conflit », explique Michael Itkoff.

Itkoff trouve alors une nouvelle manière d’impliquer les Irakiens dans les représentations que l’on fait d’eux et de leur pays : avec la Dalylight Community Arts Foundation, il décide d’envoyer un colis de plusieurs appareils photos jetables en Irak.

J'ai croisé un homme et son chat qui partageaient leur solitude dans ces journées d'hiver chargées de nostalgie et j'ai pris cette photo alors qu'ils profitaient du soleil lors d'une pause au travail.
J’ai croisé un homme et son chat qui partageaient leur solitude dans ces journées d’hiver chargées de nostalgie et j’ai pris cette photo alors qu’ils profitaient du soleil lors d’une pause au travail. © Salam Karim, Baghdad

« J’ai envoyé une boîte d’appareils photo jetables à un ami photojournaliste qui les a transmis à son fixeur Jassim Mohamed. Jassim est devenu l’un des photographes du projet et a aidé à distribuer d’autres appareils à d’autres participants à Bagdad et à Falloujah… », raconte l’instigateur du projet. « Je savais que je n’avais pas beaucoup de contrôle sur le projet, mais j’espérais que les appareils feraient leur chemin vers des personnes très diverses. Dans certains cas, Jassim connaissait les participants et dans d’autres, c’était du pur hasard. »

Ces images fournissent une vision beaucoup plus intime d’un pays en guerre par rapport à ce qui a été montré par la plupart des journalistes étrangers. Seul les habitants eux-mêmes sont capable de capturer la vie quotidienne de cette manière.

"Nasir, 25 ans, vend du thé aux gens du centre de lavage local. Les affaires n'ont pas été bonnes ces derniers temps. (Falluja) © Jassim Mohommad
“Nasir, 25 ans, vend du thé aux gens du centre de lavage local. Les affaires n’ont pas été bonnes ces derniers temps. (Falluja) © Jassim Mohommad
Fossoyeurs se rendant au lieu de sépulture, Falluja © Jassim Mohommad
Fossoyeurs se rendant au lieu de sépulture, Falluja © Jassim Mohommad

Ces photographies sont un témoignage de la vie quotidienne entourée par la violence. On y voit un homme servir du thé dans un garage automobile, un autre fumant adossé à un mur, un enfant à ses côtés. D’autres images montrent par contre un homme face à un cratère, un véhicule militaire incendié, ou encore un groupe de fossoyeurs, pelle à la main.

"Sadiq Mahdy (fumant) a déménagé à Bagdad pour rejoindre des membres de sa famille après la première guerre d'Irak. Il est actuellement sans emploi et se trouve ici avec sa famille. Sa fille a été baptisée Americas le jour où les troupes américaines sont entrées dans Bagdad". © Jassim Mohommad
“Sadiq Mahdy (fumant) a déménagé à Bagdad pour rejoindre des membres de sa famille après la première guerre d’Irak. Il est actuellement sans emploi et se trouve ici avec sa famille. Sa fille a été baptisée Americas le jour où les troupes américaines sont entrées dans Bagdad”. © Jassim Mohommad

À l’approche du vingtième anniversaire de l’invasion de l’Irak, Itkoff et la Daylight Community Arts Foundation ont décidé d’envoyer un deuxième colis d’appareils en Irak, qui ont été à nouveau distribuées à Bagdad, Falloujah et Mossoul.

« L’objectif du projet était d’obtenir une idée de la vie quotidienne du peuple irakien. J’espérais certainement voir des images reflétant une existence plus paisible en 2023, mais les cicatrices de la guerre sont encore évidentes, notamment à Falloujah et à Mossoul. »

Cette fois, les photographies sont « tout à fait banales », comme le déclare Daylight. On y voit des scènes de rue, des marchés, des étals de boutiques et des bâtiments reconstruits, deux jeunes filles souriantes, sous leurs parapluies. Mais aussi des bâtiments détruits, de part et d’autre d’une rue étroite. Ainsi rassemblées, ces images montrent les difficultés face auxquelles l’Irak est toujours confrontée.

Mohammed Al-Khashali, propriétaire du plus ancien café de Bagdad connu sous le nom de café (Shabandar) Une explosion terroriste s'est produite en 2007 dans la rue Al-Mutanabbi, tuant cinq de ses enfants Sur une photo des murs du café, une plaque a été accrochée au mur portant la mention Al-Shabandar Cafe / Martyrs Café. Salam Karim, Bagdad
Mohammed Al-Khashali, propriétaire du plus ancien café de Bagdad connu sous le nom de café (Shabandar) Une explosion terroriste s’est produite en 2007 dans la rue Al-Mutanabbi, tuant cinq de ses enfants Sur une photo des murs du café, une plaque a été accrochée au mur portant la mention Al-Shabandar Cafe / Martyrs Café. © Salam Karim, Bagdad
Ruqaya Ali Mahdi, 5 ans, et son amie Ruqaya Aqil Farid, 8 ans, dans l'une des vieilles rues étroites de Bagdad, sont sorties dans la rue avec leurs mères et ont joué avec les nouveaux parapluies. Elles étaient heureuses avec les nouveaux parapluies, mais il n'a pas plu ce jour-là. Walid Majeed, le grand-père Ali Mahdi de Ruqayyah (pour sa mère). Tariq Raheem, Bagdad
Ruqaya Ali Mahdi, 5 ans, et son amie Ruqaya Aqil Farid, 8 ans, dans l’une des vieilles rues étroites de Bagdad, sont sorties dans la rue avec leurs mères et ont joué avec les nouveaux parapluies. Elles étaient heureuses avec les nouveaux parapluies, mais il n’a pas plu ce jour-là. Walid Majeed, le grand-père Ali Mahdi de Ruqayyah (pour sa mère). © Tariq Raheem, Bagdad
Rue des charpentiers et vieilles maisons dans le quartier d'Al Maydan, dernière bataille d'ISIS dans la ville. Ahmad Faisal
Rue des charpentiers et vieilles maisons dans le quartier d’Al Maydan, dernière bataille d’ISIS dans la ville. © Ahmad Faisal
Des ouvriers rassemblés sous le pont © Omer Nawfel, Fallujah
Des ouvriers du bâtiment rassemblés sous le pont © Omer Nawfel, Fallujah

Salam Karim, un photographe et vidéaste indépendant âgé de 30 ans qui vit à Bagdad, est l’un de ceux qui ont reçu un appareil photo. Il a choisi de montrer les vieilles rues de la capitale.

« Je voulais montrer mon pays resplendissant de vie, qui va de l’avant et qui reste fort, en dépit de tout, des guerres et des tueries. J’ai choisi des gens simples qui vont travailler le matin pour gagner de l’argent et nourrir leur famille. Ils sont fatigués, dans ce pays détruit par les guerres, et pourtant résilients, optimistes, et ils aiment la vie.  Ils veulent vivre en paix tout comme moi. »

Ce beau jeune homme m'a croisée et le nectar des roses émanait de ses mains dans une belle variété de couleurs. Je lui ai demandé une rose blanche pour commencer ma journée de bonne humeur et je l'emporte avec moi dans mes pérégrinations. Salam Karim, Bagdad
Ce beau jeune homme m’a croisée et le nectar des roses émanait de ses mains dans une belle variété de couleurs. Je lui ai demandé une rose blanche pour commencer ma journée de bonne humeur et je l’emporte avec moi dans mes pérégrinations. © Salam Karim, Bagdad

Ahmad Al Faysal, qui vit à Mossoul, a également participé au projet grâce à un ami qui l’a mis en contact avec ceux qui distribuaient les appareils. « Je veux montrer aux gens qui regardent ces images que cette ville a été épuisée par des guerres dont elle n’est pas responsable, et je veux leur montrer comment elle s’est rétablie et continue à le faire petit à petit, malgré la destruction qui l’a frappée. »

« J’ai perdu mon adolescence à cause des guerres et du sectarisme »

"Un véhicule militaire a explosé sur l'autoroute près de Falluja" © Jassim Mohommad
“Un véhicule militaire a explosé sur l’autoroute près de Falluja” © Jassim Mohommad
Mustafa se rend à la fête de mariage de son ami. Il a déclaré que l'appareil photo n'était pas fait pour les idiots et qu'il ne pensait pas que cette photo serait envoyée aux États-Unis. Yassir Koyani, Mossoul
Mustafa se rend à la fête de mariage de son ami. Il a déclaré que l’appareil photo n’était pas fait pour les idiots et qu’il ne pensait pas que cette photo serait envoyée aux États-Unis. © Yassir Koyani, Mossoul

L’Irak a beaucoup changé en 20 ans, mais la population civile continue de payer le prix de la guerre. Une génération de civils irakiens a perdu son adolescence, et commence juste à aller de l’avant.

« Je veux montrer tout ce qui est beau », explique Karim. « Chaque vérité et chaque histoire réaliste au sein de la souffrance. Je poursuis mon travail afin d’atteindre mes objectifs et réaliser mes ambitions. Ma vie en Irak m’a appris la patience, la lutte, et à poursuivre mes rêves de toutes mes forces, moi qui suis en vie…. J’ai perdu mon adolescence à cause des guerres et du sectarisme. »

D’autres photographies de la série Iraq from Within: Photographs by Iraqi Civilians 2004/2023 sont visibles sur le site Web Daylight ici.

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