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Marc Riboud, best regards

Héritiers d’un temps suspendu, leurs images ne cessent d’enrichir l’histoire mondiale de la photographie et nos regards impatients. Souvenirs de quelques rencontres plus ou moins magiques avec ces virtuoses de l’objectif, solistes du noir & blanc ou de la couleur, artistes fidèles à l’argentique ou totalement envoûtés par le numérique. Aujourd’hui : Marc Riboud, un grand reporter aux petits soins.

Dans ma mémoire, Marc Riboud, c’est la montagne. Pas n’importe laquelle, le Huang Shan, longue chaîne de montagnes au centre-est de la Chine, entre Wuhan et Shanghai. En 1990, autour de ce paysage divin, nous nous sommes rencontrés chez lui, à Paris, près du jardin du Luxembourg. Son livre publié chez Arthaud venait de paraître avec une introduction signée François Cheng ; il m’avait sidérée. 

J’avais du mal à comprendre comment il était possible de mettre en boîte tant de beauté sans tomber dans les pommes. Je sentais à chaque image le souffle de Riboud, certes bon marcheur, mais il fallait grimper des escaliers interminables et, en plus, ne pas se laisser griser par ce paysage si hypnotique qu’il donne envie d’ignorer les servitudes terrestres. D’ailleurs, au tout début de la conversation, Marc Riboud avait expliqué combien il avait dû apprivoiser son corps avant même son regard. « Les pieds dans la boue, les souliers qui font mal, l’appareil-photo qui prend la buée… (…) La langue de bois ne résiste pas à l’altitude », avait-il conclu en évoquant ses bavardages avec son guide-interprète Sun Guofu, tout jeune diplômé de l’Université des langues étrangères de Pékin.

Discuter avec Marc Riboud était une aventure en soi. Tel un footballeur qui s’échauffe, il allait à gauche et à droite avant de revenir (éventuellement) à son point de départ, sans le ballon. C’était un homme de l’école buissonnière, un grand curieux, qui avait mille anecdotes en tête et mille étoiles qui brillaient dans ses yeux (je les ai comptées). Il s’amusait de ses digressions, qui agaçaient parfois ses interlocuteurs, lesquels finissaient par succomber à son charme, car c’était un privilège de l’écouter raconter, façon grand-père farceur, les échos plus ou moins lointains de l’archipel photographique.

Il avait bien connu Henri Cartier-Bresson (il se souvenait d’un jour où il l’avait accompagné à la gare de Lyon dans sa vieille Peugeot 203). Et George Rodger (il lui avait acheté sa Land Rover pour partir en Orient, l’Inde, en 1955, puis la Chine de Mao, en 1957). Ils étaient l’un comme l’autre deux pionniers de Magnum, qui fut l’agence idéale. Ou un idéal d’agence. Marc Riboud en fit partie dès 1953, l’année où il attrape le peintre de la Tour Eiffel, l’une de ses photographies les plus chorégraphiques, un solo céleste. Un ballet inoubliable avec clope et pinceau, une image si connue, si reproduite qu’on a toujours l’impression d’être née à Paname dans les bras de cet équilibriste en plein air. 

Trente ans plus tard, en 1983, après des reportages en Afrique noire, en Algérie, au Viêt-Nam, il commence à gravir le Huang Shan. On peut voir l’une de ses photographies en noir & blanc dans l’impérissable Photo Poche (Actes Sud) qui lui est consacré (n°37). C’est un condensé de brumes traversées par des pics granitiques et des pins, un paradis pour les peintres, les poètes et… les photographes. Un lieu d’inspiration, qui fit déjà, presque cinquante ans auparavant, tourbillonner l’un des plus illustres photographes chinois, Long Chin-san (1892-1995). Voilà ce que précisait l’auteur de Majestic Solitude (1934) lors de son exposition à la FNAC Bruxelles, en 1990 : « Lorsqu’un Chinois se promène dans la montagne, il accumule des impressions, des images, et compose à son retour, à partir des réalités qui l’ont touché, un tableau idéal de son voyage. Il reconstitue un paysage parfait. (…) C’est un paysage si beau, si subtil qu’on a l’impression d’être plongé dans le fantasme d’une peinture chinoise. Je devais éviter à tout prix ces écueils : le monotone et la carte postale, c’est-à-dire l’effet photographique. C’est pourquoi j’ai cherché à épurer. Et seule la brume pouvait m’aider à effacer, à simplifier. »

« Tout artiste qui se respecte doit aller en son sein au moins une fois dans sa vie », énonça à son tour Marc Riboud. Qui voyageait surtout « pour rencontrer des gens ». Sur le site du photographe, son guide Sun Guofu relate combien il avait posé des questions à ceux qu’il croisait sur « la montagne jaune », « les petits vendeurs de thé, de champignons, les porteurs de chaises ». Moins fantasque qu’il n’y paraissait au premier coup d’œil – il aimait parfois se poser en étourdi mystérieux -, Riboud avait une âme de reporter consciencieux. Qui s’intéressait au contexte de son travail, que ce soit en Algérie ou au Ghana, qu’il découvrit en 1960. Un livre, Ghana, sera publié en 1964 par les éditions Rencontre (ça ne s’invente pas) de Lausanne, dans une collection dirigée par Charles-Henri Favrod. Le texte, vif et intelligent, est signé Jane Rouch. Ghana est l’un de mes livres préférés parce qu’il montre, d’une part, comment les mots s’emboîtent sans troubler les photos et vice-versa ; d’autre part, comment un photojournaliste peut s’inscrire lucidement dans l’actualité d’un pays, ici le Ghana, trois ans après son indépendance.

Un reporter consciencieux, donc, et, j’ajouterai, un homme bienveillant. Je ne sais si aujourd’hui la bienveillance est une qualité revendiquée par les jeunes reporters. C’est une question ouverte. Pour la génération de Marc Riboud (1923-2016), le témoignage avait de l’importance. L’idée de partage aussi. Dans les reportages comme sur les cimaises.

Par chance, Marc Riboud est dans l’actualité. Au Havre, en plus des Jours heureux d’après-guerre, sont présentés quelques portraits de Clémence, la fille si attachante de Marc et Catherine Chaine Riboud. À Lyon, à la galerie Le Réverbère, le Japon de Riboud (1958) est exposé avec celui, plus contemporain, de Géraldine Lay. 

Du Japon des années rock datent plusieurs scènes très rythmiques. Comme cette jolie japonaise endormie dans le train, à quai, entre Tokyo et Enoshima. Ou ces garçons nonchalamment allongés dans un salon de tatouages. Ou ces passants anonymes devant le café Julien Sorel, à Tokyo, dont l’un dévisage celui qui est en train de le photographier, un certain Marc Riboud.

« Jours heureux d’après-guerre » et « Clémence », à La Maison du Regard, au Havre, jusqu’au 10 décembre. Commissariat : Lorrène Durret, Sylvie Hugues, Mathilde Terraube.

« Marc Riboud, de la mélancolie à la joie », galerie Arcturus, 65 rue de Seine – Paris 6e, jusqu’au 10 décembre.

Aussi un livre de Catherine Chaine Riboud, avec des photos de Marc Riboud, J’aime avoir peur avec toi (Seuil).

Le Japon en duo à la galerie Le Réverbère de Lyon, jusqu’au 31 décembre.

En savoir plus : Long Chin-san

Photo de couverture : Fonds Marc Riboud au MNAAG © Marc Riboud

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