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Pierre Cardin, par son photographe Claude Iverné, 22 ans

Pierre Cardin, par son photographe Claude Iverné, 22 ans

Le photographe Claude Iverné, lauréat du prix Henri Cartier-Bresson en 2015, a été photographe de mode avant de dédier une partie de sa vie à une exploration documentaire du Soudan. Le couturier Pierre Cardin, décédé le 29 décembre 2020, fut son « premier patron », en 1985.

Je dinais avec une amie sur une terrasse désertée de Port-la-Galère, enclave privilégiée de la côte d’Azur. Le couple franco-japonais attablé à côté engagea la conversation. L’homme vantait la chance de notre génération d’avoir à portée de télé tant de culture, alors que sa jeunesse durant, rares étaient les moyens d’y accéder, qu’il s’était cultivé radio collée à l’oreille. Je rétorquais qu’il s’agissait plus d’autonomie intellectuelle que de programmation. Sur ce cordial désaccord, il griffonna une adresse « Si vous cherchez du travail, passez me voir ! » la note était signée Pierre Cardin.

De retour à Paris me revint le petit mot. Aussitôt présenté à la réception, je fus escorté devant une porte en verre. « Monsieur Cardin » recevait à la file les rendez-vous du jour. Une dizaine de personnes que j’allais bientôt côtoyer attendaient leur tour, plus ou moins fébrilement.

Il me prît d’abord pour un autre et me confia au directeur des boutiques comme vendeur (ce en quoi j’excelle le moins au monde). Quelques temps plus tard, traversant la boutique haute couture, il me reconnut, s’excusa et m’emmena au dernier étage au studio de son photographe maison. « Je vous présente ce jeune homme, apprenez-lui le métier ! » Dès lors, je ne rendis de compte qu’aux deux intéressés.

On aménagea un bureau supplémentaire à côté d’une développeuse de papier noir et blanc. Michel Boutefeu venait du labo de l’agence SIPA à deux pas. Il m’apprit vite les rudiments. Nous sortions des tirages noir et blanc moins d’une heure après une prise de vue.

Défilés, natures mortes, architecture, les moindres faits et gestes de « Monsieur Cardin » entre le restaurant Maxims, la résidence Maxims, l’espace Pierre Cardin, les restaurants, les visites de clientes célèbres, les derniers produits dérivés et licences, Nous ne chômions pas du matin jusqu’à souvent tard le soir. Tout cela demeure conservé dans les archives maison. Le copyright n’avait pas cours.

Pierre Cardin, Paris, 1991 © Claude Iverné

Le chef du personnel m’intima un jour l’ordre de pointer. Je m’étais toujours refusé à soumettre la carte à mon nom dans cette horloge qui l’oblitérait à la seconde près. Je conditionnais mon consentement à l’obtention d’un double de clefs du lieu afin de pointer la nuit, et percevoir le salaire des heures ainsi comptabilisées au tarif nocturne. Il hocha la tête. Je n’en entendis plus jamais parler.

Pierre Cardin recevait tous les jours en fin d’après-midi, assis derrière son bureau. les prétendants à un entretien pour des raisons commerciales, propositions d’affaires, de design comme personnelles s’y succédaient sans hiérarchie. Des directeurs de licences s’octroyaient des prérogatives et ignoraient la file.

Personne n’aimait les jours de paie, qui le plongeaient toujours dans une humeur fragile.

Il signait les chèques un à un et ne manquait rien des promesses, avances et augmentations accordées. Il refusait la publicité, « La publicité c’est moi ! » affirmait-il. Il s’agissait d’organiser des évènements que les médias couvriraient, sans débourser un sou.

Archives du photographe Claude Iverné © Claude Iverné

Il fit venir les premiers mannequins chinoises pour poser sur les champs Élysées, parmi elles Shi Kaï devint figure vedette de la maison.

A peine arrivé, je découvris le paparazzisme : Octobre 1985, Michaël Gorbachov parlait nucléaire avec François Mitterrand à l’Elysée, Raïssa Gorbacheva allait visiter deux couturiers Cardin et Saint-Laurent. Le premier visité aurait les faveurs de la presse. Les immeubles Cardin se situant tout autours de l’Elysée, nous savions toujours ce qu’y s’y passait. Depuis nos fenêtres sous les toits, nous surplombions tout. A chaque visite officielle, des tireurs d’élite arpentaient les toits alentours, à portée de conversation. La nouvelle tomba : nous d’abord, dans vingt minutes. Des dizaines de reporters tentaient de se faire accepter à l’entrée avec force arguments, cartes et promesses. Le plan établît que je filerais à la dérobée par derrière après dix minutes de prises de vues avec les films de Patrick Robert (reporter aguerri de SIPA) et les nôtres. Si une de mes images tenait la route, elle serait publiée. A ma grande surprise, lorsque j’ouvris la petite porte de la rue du cirque pour filer, plusieurs beaux gabarits y attendaient très motivés pour se venger. Après avoir essuyé mon refus de leur vendre les bobines, ils tentèrent de se servir eux même. Mes années de biathlon me permirent de les distancer sur les trois cent mètres qui me séparaient de SIPA. J’arrachais ma première publication dans le bain du millieu.

Archives du photographe Claude Iverné © Claude Iverné

De retour rue du Faubourg Saint Honoré après une courte parenthèse sous les drapeaux, je remplaçais le titulaire au pied levé.

Cardin manifestait peu d’égards pour la photographie. Avedon était venu prendre son portrait à la résidence Maxims. Un essaim s’afférait autour de la star américaine, sans prêter attention au modèle. Cardin agacé écourta la séance. « Qu’ont-ils tous enfin avec ce photographe, après tout, il ne fait rien qu’appuyer sur un bouton ! » Pourtant me présenter comme son photographe à New York en 1985 me procura plus d’un sauf conduit.

L’autonomie de l’homme m’a durablement impressionné. Tantôt tyran entêté, tantôt généreux et génial. J’ai pensé pour la première fois à l’équivalence entre nos défauts et nos qualités. Les siennes surgissaient de façon impromptues et décalées. Un des plus forts souvenir vient d’un passage pour lui montrer des images. Il m’interrompit net : « Pardonnez moi, cela me donne une idée ; je dois dessiner. » Il saisit un crayon et des feuilles papier et dessina à une vitesse folle deux douzaines de croquis de tenues de femmes en mouvements d’une vivacité étonnante, comme si les silhouettes allaient s’échapper des feuilles. Si on voulait faire passer une idée, il fallait la lui diffuser de loin plutôt que de front. Plus tard, il vous la repartageait à son initiative. Ce que j’ai cultivé à son contact, qui germait déjà depuis mon adolescence fut l’autonomie de pensée et de moyens, qui régissaient chaque élan, et l’appropriation de décision. 

Archives du photographe Claude Iverné © Claude Iverné
Archives du photographe Claude Iverné © Claude Iverné

Cela impliquait d’autres limites. Rien n’était sous-traité à l’extérieur. Les mannequins maison, se coiffaient et s’habillaient elles-même du défilé aux photos. En 1987, j’avais déjà identifié les studios que fréquentaient les grandes signatures de la mode, que je côtoierais plus tard, et pris l’initiative de louer l’un d’entre eux plutôt que bricoler comme à l’habitude dans la rue ou dans les salons maison. Le tollé qui s’ensuivit monta en mauvaise mayonnaise et je dus engager l’arbitrage du chef. La tension montait fort en période de collection, qui rendait tout explosif. Il était très remonté contre moi, c’était une première. Je lui proposais sèchement de choisir entre me donner les moyens de travailler ou de trouver un autre photographe. C’en était trop. Furieux, il me demanda si j’avais conscience de mon aplomb et savais bien à qui je parlais. A mon insistance, il enfonça le clou. Je quittais la pièce et fit claquer la porte en verre, qui malgré tout ne vola pas en éclats. L’étage était glacé de stupeur. Je déménageais sur champs. Il vint peu après frapper à la porte close de mon bureau, puis à celle voisine de son 1° assistant, Sergio Altieri. « Avez-vous vu le petit ? » demanda-t-il. Altieri lui répondit embarrassé que j’étais en mode départ actif. « Il était très fâché », lui confirma Cardin.

Je reçus par la poste un avis de licenciement pour « mésentente caractérisée ».

Quelques jours plus tard, je vins lui présenter mes adieux officiels. Il m’entretint très amicalement : « Je vous ai toujours protégé malgré les pressions, cette fois c’est différent. Vous n’êtes pas fait pour avoir un patron, vous êtes comme moi un esprit libre, mais prenez garde, avant de voler de vos propres ailes, vous aurez peut-être encore à composer avec une autorité. Je vous souhaite bonne chance. »

Deux semaine plus tard, j’étais embauché aux Pin-Up Studios.

A chaque rencontre ultérieure, il semblait heureux de me revoir, m’appellant toujours « le jeune » ou « le petit » quel que fût mon âge…  et vantais que j’avais tout appris chez lui. Je pris ce portrait en 1991 ou 1992 à ma demande. Je vins seul, sans assistant. Il me laissa tout le temps d’opérer à ma guise et fut très coopératif. Un moment très plaisant.

Par Claude Iverné

Claude Iverné est un photographe français, lauréat du Prix Henri Cartier-Bresson en 2015 et fondateur de l’association Elnour, qui promeut la photographie soudanaise à l’international.

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