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Retour vers le futur avec Robert Bird

Retour vers le futur avec Robert Bird

L’image représente une femme fortunée. Debout, devant une commode d’acajou, elle tient à la main une branche d’aubépine qui traverse la moitié inférieure du cadre. La branche rejoint une rose de couleur rose épinglée à sa taille. Sur ses épaules nues, des perles en guise de bretelles retiennent un corsage brodé gris et noir, lui-même pris dans une jupe plissée violette. Sa peau est douce, teintée d’une touche de poudre, son regard est dirigé vers le haut droit du cadre.

© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird

Une photo magnifique à voir sur écran ou imprimée : la douceur de la mise au point et la délicatesse de la palette lui confèrent un aspect onirique. Mais c’est un autochrome, et le voir en vrai est une toute autre affaire. Tenue à la lumière par les bords de son cadre métallique, l’image prend vie, les tons de chair ont une qualité tactile qui irradie presque la chaleur de la peau de cette femme, l’image positive se projetant hors de ses limites bidimensionnelles lorsqu’on l’incline dans un sens ou dans l’autre.

En fouillant dans la boîte dans laquelle est logé cet autochrome, on trouve une autre image : celle d’un homme. Il est assis avec une toile de fond vert d’eau, le bras posé sur une table en bois. Il porte une chemise rayée à col rond et une cravate également rayée qui émergent de la flanelle grise d’une veste à larges pans, sur laquelle est épinglée une autre de ces roses de couleur rose. Ses cheveux noirs sont gominés, ses yeux fixent un point au-delà du bord droit du cadre.

© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird

Cet homme, c’est Robert Bird, et ces images lui appartiennent. Elles font partie d’une collection de 224 autochromes donnée l’année dernière à la Royal Photographic Society (RPS) de Bristol. « La collection Robert Bird a été donnée à la RPS par son petit-fils Robert Bell », explique Michael Pritchard, directeur de l’éducation et des recherches publiques de la RPS. « Ces autochromes sont importants car ils représentent une évolution de la photographie en couleur. Sans compter que l’autochrome offre une palette de couleurs très séduisante. » Le dilemme pour Pritchard et le RPS est le suivant : comment présenter au grand public des images qui requièrent la proximité du regard du visiteur avec la plaque original. Des plaques difficiles à dupliquer (une des raisons pour lesquelles elles sont rapidement tombées en désuétude lorsque d’autres procédés couleur sont apparus), des plaques dont la présence court-circuite le passé dans le présent.

Ces autochromes sont doux, délicats, mais également sombres. Le procédé a été mis au point par les frères Lumière dans les années 1890, mais n’a été commercialisé qu’à partir de 1907. Il consiste à déposer sur une plaque de verre des grains de fécule de pomme de terre teintés en rouge-orange, vert et violet, soutenus par une couche de noir de fumée, puis à les combiner avec une autre couche d’émulsion d’argent panchromatique. Vous photographiez à travers la fécule de pomme de terre colorée et le noir de lampe, vous envoyez les plaques pour qu’elles soient développées en une image positive, et voilà votre couleur sous la forme d’une mosaïque de lumière qui brille à travers la fécule de pomme de terre colorée. C’est un procédé simple (grâce à la présence de fécule et de noir de fumée), mais qui nécessite trente fois plus de lumière qu’un film ordinaire.

© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird

Robert Bird a adopté l’autochrome en 1915 et a commencé à immortaliser la vie quotidienne de sa riche famille dans le voisinage de leur maison de Solihull, en Angleterre, la couleur étant le principal attrait. L’autochrome fut le premier procédé commercialisé, permettant à ceux qui en avaient les moyens d’accéder à la photographie en couleur (chaque plaque coûtait environ cinq fois plus cher qu’une plaque ordinaire en noir et blanc). Ce fut le passe-temps de photographes fortunés, mais aussi de personnalités comme Joseph Rock du magazine National Geographic, Alfred Stieglitz ou Albert Kahn (ses « Archives of the Planet » – Archives de la Planète – constituent une documentation en couleurs du monde avant l’heure).

Les autochromes coûtaient cher, mais Robert Bird pouvait se le permettre. Son grand-père était célèbre pour de nombreuses raisons, mais surtout pour avoir inventé la levure en poudre et la crème pâtissière en poudre (sa femme étant allergique aux œufs, il créa en 1837 une poudre à base de farine de maïs pour remplacer la poudre existante). La crème anglaise Bird’s Custard est une denrée alimentaire emblématique du Royaume-Uni, merveilleux liquide sucré qui dépasse les frontières des classes sociales et constitue encore aujourd’hui un élément clé du régime gastronomique britannique.

© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird

Robert Bird présidait cette entreprise familiale et vivait dans une grande maison moderne (la Maison Blanche), non loin de l’usine de Solihull. Et jusqu’à ce qu’il se lance dans le cinéma en 1920, il a photographié – en couleur – pour la couleur.

Il a immortalisé les jardins de sa belle maison, les fleurs, la campagne environnante avec ses foins et ses cottages. Il a saisi sa famille installée dans la voiture familiale (une très belle automobile), en vacances au Pays de Galles, alimentant ainsi le romantisme de la campagne britannique. Il s’agit d’une série classique d’images qui coche toutes les cases d’une vie opulente.

© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird
© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird

Il y a des photos des jardins de la maison familiale, des roses trémières et des conifères s’élevant devant un mur de la maison, des vieilles maisons Tudor dont les poutres s’effondrent et le plâtre se fissure, et des champs de choux verts qui courent sur les bords du cadre. Les fleurs sont partout : digitales, camélias, dahlias, chrysanthèmes, violettes, campions et marguerites. Elles sont colorées et (si le vent le permet) ne bougent pas. Ce qui était primordial avec un procédé dont les temps d’exposition étaient très longs.

Tout cela est bien banal pour une collection d’autochromes. C’est merveilleux, mais attendu. Ce qui est particulier dans cette collection, ce sont des visages qui sont tout sauf figés. Une femme en tenue de soirée, assise sur une bergère verte, dans une robe bleu ciel, pose son regard vers le coin droit de l’appareil. Elle est la chair et le sang personnifiés, chaque partie de son corps prend vie lorsque vous dirigez l’image vers la lumière.

© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird
© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird

Sa femme Edith est photographiée dans ses nombreuses robes, ses tons chair vous sautent aux yeux, le procédé autochrome faisant monter le rouge à ses joues lorsqu’elle regarde l’appareil photo. Elle pose dans un canapé de velours rouge pour une photo intitulée « Siesta Time », resplendissante dans sa robe de soie rose, froncée sous la poitrine dans un splendide froufrou argenté, la scène étant dominée par deux cruches géantes en arrière-plan.

Leur fille Pamela, est photographiée nue au bord d’un ruisseau, avec des animaux et ses parents. L’une des images la montre avec sa mère tenant une cuillère alors que Pamela s’apprête à goûter ce qui semble être un dessert à base de crème pâtissière, ses mains sur les yeux, ravie de la gâterie à venir.

On découvre des clins d’œil aux photographes de l’époque victorienne, aux photographies de petites filles de Lewis Carroll, ou au pictorialisme dramatique de Julia Margaret Cameron. Il y a à la fois un esprit ludique et un relâchement face à l’objectif, un peu comme les études de Duchenne de Boulogne sur le Mécanisme de la physionomie humaine, qui ont pris vie dans l’Angleterre profonde. L’une des images montre une Française qui fixe l’objectif, le sourcil noué sur un front intense. Il y a des regards qui interpellent, qui interrogent, mais aussi qui ravissent l’appareil photo. Certaines des personnes photographiées par Bird ont un regard franc, d’autres détournent les yeux et évitent l’objectif ou – comme dans le cas de la femme au sourire toutes dents dehors -, interrompent la pose trop rapidement, un défaut dans l’image qui donne vie au portrait. Il y a là une énergie qui dépasse le cadre et qui caractérise la collection. Bird ne contrôlait jamais tout à fait ses modèles, et on a l’impression que c’est précisément ce qui lui plaisait.

Par Colin Pantall

Colin Pantall est un écrivain, photographe et conférencier basé à Bath, en Angleterre. Sa photographie traite de l’enfance et des mythologies de l’identité familiale.

Un court métrage sur la photographie de Robert Bland Bird est visible ici.

© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird
© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird
© Royal Photographic Society / Robert Bird / www.rps.org/RBBird

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