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Sur la route

En 1955, les photographes Robert Frank et Todd Webb entreprennent de documenter une Amérique en mutation rapide. Pour la première fois, leurs séries de photographies sont présentées ensemble, l’exposition à Houston révélant comment leur voyage a changé à jamais leur vision du pays.

1955 est une année d’optimisme débridé en Amérique. L’économie d’après-guerre est en plein essor, le vaccin contre la poliomyélite est enfin disponible, de plus en plus de gens possèdent une voiture, ce qui leur donnent un sentiment de pouvoir s’évader sur les routes libres. À la fois Disneyland et McDonald’s ouvrent leurs portes, inaugurant un nouveau chapitre de consumérisme effréné ; et Little Richard enregistre son très populaire « Tutti Frutti » avec son slogan exalté, « a-wop-bop-a-loo-bop-a-lop-bam-boom ! » qui semble parfaitement incarner l’esprit effervescent de l’exceptionnalisme américain.

Tout cela pourrait expliquer pourquoi deux photographes, qui viennent tous deux d’obtenir une bourse Guggenheim, entreprennent un voyage à travers l’Amérique pour saisir l’essence visuelle du pays. L’un d’entre eux est Robert Frank, qui est revenu de son périple épique avec plus de 27 000 images, et c’est une sélection de celles-ci qui constituera, par la suite, le livre qui le rendra célèbre, intitulé The Americans. L’autre est Todd Webb, un photographe profondément talentueux mais discret, ainsi qu’un ami proche de Georgia O’Keeffe, mais le nom de Todd ne serait jamais connu du grand public.

Aujourd’hui, 68 ans après leur traversée mémorable de l’Amérique – et pour la toute première fois – les photographies prises lors de leurs voyages respectifs seront présentées ensemble dans une exposition qui, entre autres, illustre comment le fait de passer du temps dans des endroits reculés du pays (tels que Lovelock, par exemple, située dans le Nevada ou Aliquippa, en Pennsylvanie) a radicalement changé la manière dont Frank et Webb percevaient l’Amérique et les Américains. 

Todd Webb, Between Lovelock and Fernley, NV, 1956, imprimé 2023, impression jet d'encre, avec l'aimable autorisation de Todd Webb Archive. Todd Webb Archive
Todd Webb, Between Lovelock and Fernley, NV, 1956, avec l’aimable autorisation de Todd Webb Archive. © Todd Webb Archive

Cette exposition, intitulée « Robert Frank and Todd Webb: Across America, 1955 », qui ouvre ses portes au Museum of Fine Arts de Houston le 8 octobre 2023, est également remarquable pour une autre raison : Lisa Volpe, l’incomparable conservatrice de la photographie, y dévoile des photos inédites de Webb prises lors de son voyage à travers l’Amérique. Les 10 000 images qu’il a réalisées ont été soigneusement préservées durant des décennies dans cinq vieilles malles de voyage, dans le sous-sol d’une maison de Oakland (Californie), jusqu’à ce que Betsy Evans Hunt, amie de Webb et directrice exécutive de ses archives, organise habilement la récupération de sa précieuse collection.

Lors de ma rencontre avec Volpe, elle m’a confié que l’idée directrice de l’exposition était qu’elle serait basée sur des contrastes, le style trépidant et atypique de Frank s’opposant à l’approche classique, calme et plus étudiée de Webb, la perspective sombre, voire cynique de Frank avec la vision optimiste de Webb. Cependant, à mesure qu’elle passait en revue les photographies, ainsi que d’autres artefacts (le journal de Webb, les lettres de Frank, leurs demandes de bourse Guggenheim, les films amateur de Frank, etc.), Volpe a découvert quelque chose de plus complexe, de plus nuancé et finalement de plus révélateur – non seulement à propos de ces deux grands photographes, mais aussi de l’Amérique elle-même. 

Dans cette interview exclusive pour Blind, Volpe présente une douzaine de photos clés de l’exposition et explique ce qu’elles nous disent sur les photographes visionnaires qui les ont réalisées. 

Robert Frank, U.S. 285, New Mexico, 1955, épreuve à la gélatine argentique, Museum of Fine Arts, Houston, achat du musée financé par Jerry E. et Nannette Finger. The June Leaf and Robert Frank Foundation
Robert Frank, U.S. 285, New Mexico, 1955, Museum of Fine Arts, Houston. © The June Leaf and Robert Frank Foundation

Sur une autoroute solitaire

Robert Frank et Todd Webb avaient de nombreuses choses en commun. Pour commencer, leurs demandes de bourse Guggenheim comportaient toutes deux une lettre de recommandation d’un certain Walker Evans et, de manière étonnante, tous deux avaient demandé exactement le même montant de financement pour leurs voyages respectifs : 3 600 dollars, ce qui équivaudrait à 41 062,97 dollars d’aujourd’hui. Ils s’étaient même croisés une fois quelques années auparavant, juste à la fin de 1949 – un Frank de 25 ans avait fait une brève apparition lors de la fête du Nouvel An dans l’appartement de Webb, à Paris. De plus, lorsqu’on examine les photos de leurs voyages respectifs, on remarque de nombreuses similitudes dans les sujets illustrés : drapeaux, cow-boys, panneaux publicitaires, saloons, parades, accent porté sur les personnes et non sur les paysages (on ne voit pas ceux-ci dans leurs images, ce qui peut surprendre, étant donné qu’ils ont tous deux traversé des régions d’une beauté exceptionnelle.)

À première vue, ces deux photos spectaculaires d’une route américaine semblent similaires, elles aussi. Cependant, comme le souligne Volpe, une lecture attentive révèle des différences subtiles mais cruciales qui éclairent à la fois la personnalité des photographes et leur approche. Tout commence, explique-t-elle, par la ligne médiane : « L’endroit où chaque photographe nous positionne, et la manière dont la ligne de la route fonctionne dans ces compositions en disent long sur leur démarche artistique. » Tandis que Frank file de ville en ville au volant d’une Ford Business Coupe de 1950 d’occasion (qu’il a malicieusement surnommée Luce, en référence à Henry Luce, dont le magazine Life promouvait une image idéalisée de l’Amérique), Webb voyage lentement, à pied, à vélo, en bateau à moteur, et se déplace tranquillement en Vespa dans le Sud-Ouest sauvage. « Avec Webb », dit Volpe, « nous sommes sur le bas-côté de la route, en train de marcher, et la ligne médiane s’étire lentement vers le lointain, ce qui rend l’espace et le temps plus sensibles. »

Todd Webb, Rodéo, Lexington, NE, 1956, Todd Webb Archive.
Todd Webb, Rodéo, Lexington, NE, 1956. © Todd Webb Archive.

Son image est horizontale et parfaitement nette, une caractéristique de la photographie plus traditionnelle. « La photo de Frank », poursuit Volpe, « est un cliché très dramatique, rapide, littéralement pris au milieu de la route. Un peu de flou, un peu de grain, toutes ces choses que nous apprécions dans son style. » La ligne médiane de Frank est droite, explique-t-elle, ce qui évoque la vitesse, tout en nous donnant une idée de la manière dont il se déplace physiquement à travers le pays. Et tandis que Webb suggère la présence humaine par une voiture à mi-distance, celle que l’on voit dans l’image de Frank est plutôt une tache dans le lointain. « Ces deux images », conclut-elle, « en disent vraiment très long sur nos deux personnages, et nous montrent les similitudes et les différences de leurs démarches. »

En même temps, les deux photos mettent en scène un soleil argenté, resplendissant sur la route. « Pour une passionnée de photo telle que moi », dit Volpa, « le soleil sur le bitume évoque l’âge d’or de la photographie, une époque où l’on connaissait bien son matériel, maîtrisait l’exposition et utilisait un papier magnifique. C’est emblématique de cette période, dans l’univers de la photographie. Et j’aime vraiment le fait qu’ils se soient investis pleinement dans cette démarche. »

Robert Frank, Parade, Hoboken, New Jersey, 1955-56, tirage 1972-77, épreuve à la gélatine argentique, Museum of Fine Arts, Houston, Target Collection of American Photography, achat du musée financé par Target Stores. The June Leaf and Robert Frank Foundation
Robert Frank, Parade, Hoboken, New Jersey, 1955-56. Museum of Fine Arts, Houston, Target Collection of American Photography, achat du musée financé par Target Stores. © The June Leaf and Robert Frank Foundation

Un drapeau en toute saison

Frank a entrepris son voyage avec l’idée de montrer comment les ambitions de l’Amérique influenceraient l’avenir mondial, tandis que Webb cherchait à comprendre en quoi les réussites passées du pays se manifestaient dans le présent. Mais ce qu’ont vu les photographes au cours de nombreux mois, parcourant d’innombrables kilomètres, leur a fait peu à peu perdre leurs illusions, ce qui se reflète, parfois de manière frappante, dans l’évolution de leur travail.

Webb, qui est venu à la photographie relativement tard (après une série d’emplois improbables, allant de courtier en bourse à garde forestier, en passant par chercheur d’or), avait une vision optimiste selon laquelle tout finirait par s’arranger, ainsi qu’une foi en la promesse américaine de mobilité sociale ascendante. Mais voir ses compatriotes devenir des consommateurs effrénés – sans parler de leur racisme – a grandement diminué son enthousiasme. « [Webb] comprend que consommer, acheter, est le principal moyen pour les Américains d’exercer leurs libertés », écrit Volpe dans America and Other Myths, le magnifique catalogue, d’une lecture très facile, accompagnant l’exposition. Webb parle de « la prospérité matérielle et la pauvreté spirituelle » qu’il a rencontrées lors de son voyage, et évoque sa consternation à propos de « l’hyperconsommation, qui opposait les voisins les uns aux autres », dans une compétition de surenchère suburbaine.

Todd Webb, Zoo, St. Louis, MO, 1955, Todd Webb Archive.
Todd Webb, Zoo, St. Louis, MO, 1955. © Todd Webb Archive.

Pour sa part, Frank a été arrêté au moins trois fois, essentiellement parce qu’il commettait le « crime » de paraître juif. Dans le rapport de police officiel de l’un de ces incidents, on peut lire que Frank était « mal habillé, avait besoin d’un rasage et d’une coupe de cheveux… [et] parlait avec un accent étranger. » Comme me l’a dit Volpe : « Nombreux sont ceux qui ont dit que ces arrestations avaient rendu Frank plus sensible à l’homme de la rue. Mais je pense aussi que cela a aiguisé son regard, et l’a rendu plus critique envers les cibles de sa colère, au vu de tout ce que l’homme de la rue devait endurer. »

Tandis que le mythe de l’exceptionnalisme américain commençait à s’effriter sous leurs yeux, Frank et Webb ont utilisé l’iconographie du drapeau américain pour formuler des critiques incisives. Selon Volpe, la photographie de Webb d’un rodéo où flottent quantité de drapeaux est caractéristique de la manière douce dont il exprime son point de vue : en utilisant un humour subtil. Debout dans la foule, Webb nous montre à quel point il est ridicule de faire flotter trente drapeaux américains. « On dirait », explique Volpe « que Webb se demande pourquoi ces gens ont besoin de tous ces drapeaux. On peut comparer ce sentiment à celui de Warhol : plus il y a de répétitions, moins quelque chose a de sens. »

Avec sa photographie qui deviendra emblématique – des sujets sans visage séparés par un mur de briques -, Frank ne fait pas dans la demi-mesure. Elle exprime la même sorte d’aliénation sombre que sa célèbre image du tramway figurant en couverture de la première édition américaine de The Americans – et le photographe Bruce Davidson dit avec perspicacité, à propos du livre : « C’était une Amérique que nous refusions de regarder. » Ici, les sujets aux fenêtres sont obscurcis à la fois par les ombres, et par les étoiles et bandes du drapeau. « Frank a aiguisé sa critique tout en développant sa compassion », écrit Volpe dans le catalogue. « Ses sympathies allaient au quotidien de l’homme de la rue ; sa colère était dirigée contre les forces sociopolitiques de répression qui avaient souvent poussés et maintenus ces gens en marge de la société. »

Robert Frank, Charleston, Caroline du Sud, 1955. Musée des beaux-arts de Houston.
Robert Frank, Charleston, Caroline du Sud, 1955. Musée des beaux-arts de Houston.

Le problème racial en Amérique

« Frank et Webb ont tous deux été choqués par le racisme qu’ils ont vu se manifester au cours de leur périple », explique Volpe. « Frank a déclaré qu’il n’avait jamais vu de signes tangibles de la ségrégation avant de se rendre dans le Sud, et il a réalisé de nombreuses images qui vous frappent en plein cœur. » Webb, qui avait fréquenté une femme noire avant de rencontrer sa future épouse, a éprouvé le même sentiment de dégoût. Les photographies de Webb étaient généralement empreintes de générosité et de tendresse ; et lorsque ce n’était pas le cas, c’est qu’il y avait une raison.

On peut prendre l’exemple de sa photographie d’un zoo à St. Louis, où il avait observé la réaction des visiteurs blancs à un groupe d’enfants noirs. « Cette photo traite du racisme, de la division », commente Volpe. « Elle montre la foule blanche suivant son chemin, tandis que la jeune fille noire est contrainte d’aller dans une autre direction. » Et, ajoute Volpe, à propos de l’image de la femme noire tenant son fils dans les bras : « Webb voulait dénoncer ces choses, essayer de lutter contre l’aliénation de la pensée, mais il ne le fait jamais aussi ouvertement que Frank. » Bien que Webb soit plus modéré dans sa critique, Volpe affirme que « c’est la même sorte d’horreur qu’il ressent face à l’aliénation, la même nécessité de s’opposer au courant dominant de la société. »

La photo de Frank, intitulée « Charleston, South Carolina » met en évidence l’extrême hypocrisie des relations raciales dans le Sud, où les personnes noires étaient mises de côté, opprimées, piétinées – mais paradoxalement, elles étaient suffisamment dignes de confiance pour qu’on les laisse prendre soin d’enfants blancs. En ce qui concerne la puissance de l’image, Volpe évoque « le regard troublant et précoce » du nourrisson et le sourire forcé, factice de sa baby-sitter.

St Francis, station-service et hôtel de ville, Los Angeles, 1956, Musée des beaux-arts de Houston.
St Francis, station-service et hôtel de ville, Los Angeles, 1956. © Musée des beaux-arts de Houston.
Todd Webb, Bonneville Salt Flats, UT, 1956 © Todd Webb Archive.
Todd Webb, Bonneville Salt Flats, UT, 1956 © Todd Webb Archive.

Plus grand que nature

Qu’est-ce qui est le plus sacré pour les Américains ? Qu’est-ce qui compte vraiment, qui est saint, au-dessus de toutes choses ? Frank et Webb ont cherché à répondre à ces questions. « C’est l’une de ces occurrences où l’on voit à quel point les deux photographes sont similaires », dit Volpe.

Todd Webb, Town House Motel, Ontario, OR, 1956. © Todd Webb Archive.
Todd Webb, Town House Motel, Ontario, OR, 1956. © Todd Webb Archive.

La photo de Frank de la statue (qu’il a crue à tort être une statue de St. François) semblant bénir une station-service a, comme par un fait exprès, été prise à Los Angeles, la ville qui deviendrait celle de la culture automobile par excellence. « J’ai toujours trouvé cette photo hilarante », s’exclame Volpe. « Elle parle de ce que nous valorisons. Au lieu de pèlerins ou autres personnes, il bénit toutes ces voitures. »

L’image a évidemment une connotation sinistre, avec cette silhouette du présumé St. François se détachant, toute noire, sur un ciel d’aspect apocalyptique. La photo de Webb, prise à Booneville Salt Flats (Utah) se moque de l’idée très américaine de « l’Ouest » et de ce qu’il symbolise. Le cow-boy caricatural, représentant ce concept d’Ouest et la liberté qui va censément de pair avec lui, éclipse les voitures, les humains et le réservoir de stockage Chevron sur la colline.

Ce cow-boy (avec son bandana, sa cigarette et son six-coups) veut nous vendre quelque chose, essaie de nous convaincre de quelque chose, tout autant que « St. François » (avec sa bible, sa croix et sa soutane). Et cela est parfaitement mis en évidence par le génie curatorial de Volpe. « En tant que commissaire », dit-elle, « j’ai voulu faire découvrir Webb au public, mais aussi le faire redécouvrir Frank sous un nouvel angle. Et les mettre en relation de cette manière m’a certainement permis d’y voir plus clair dans le travail de Frank. »

Robert Frank, Drugstore, Détroit, 1955. Musée des beaux-arts de Houston
Robert Frank, Drugstore, Détroit, 1955. © Musée des beaux-arts de Houston

Signes des temps

Todd Webb ne se souciait guère de l’argent – et n’en a jamais eu beaucoup. Il était donc parcimonieux en matière de pellicule. Il examinait lentement son sujet, puis réalisait soigneusement une ou peut-être deux images. Frank, en revanche, était devenu célèbre pour son idée qu’il fallait déclencher avant de se poser des questions. Comparé à Frank, âgé de 30 ans, qui parcourait le pays dans sa Ford, en entrant et sortant précipitamment des bars et des restaurants pour réaliser des images dynamiques, pleines de tension – des images « chargées d’une énergie inquiète », comme le dit Volpe – Webb, à 5 ans, incarnait la précision au ralenti.

Il est vrai que Frank et Webb partageaient une obsession pour les panneaux publicitaires. Sans doute parce qu’ils étaient tous deux fans de Walker Evans, mais aussi parce qu’ils étaient horrifiés par le développement de la société de consommation américaine, une société où, soudainement, tout était à vendre. Comme l’explique Volpe, les deux photographes voyaient les Américains « se précipiter dans cette action répétitive qu’est la consommation, tout en étant obsédés par les publicités pour ces marques qui leur rappelaient toutes les choses qu’ils pourraient consommer, faire avec leur argent, la manière dont ils pourraient le dépenser. »

Robert Frank, Rodeo, New York City, 1955-56, épreuve à la gélatine argentique, Museum of Fine Arts, Houston, achat du musée financé par Jerry E. et Nanette Finger. The June Leaf and Robert Frank Foundation
Robert Frank, Rodeo, New York City, 1955-56, épreuve à la gélatine argentique, Museum of Fine Arts, Houston, achat du musée financé par Jerry E. et Nanette Finger. The June Leaf and Robert Frank Foundation

Et bien que le message soit le même, leurs styles sont radicalement différents. La photo de Webb, intitulée « Town House Motel, Ontario, Oregon », classiquement équilibrée et composée, est truffée de panneaux publicitaires, tout en étant d’un silence à couper le souffle. Les trois hommes affalés sur le comptoir semblent presque endormis, et même le panneau éclairé par un néon, en plein milieu de l’image, dit « Silence ». La photographie est formelle, propre, précise.

En revanche, dans l’image chaotique de Frank intitulée « Detroit Drugstore », on peut presque entendre le bruit des assiettes qui s’entrechoquent et le cliquetis des couverts sur le comptoir. « La photographie est prise sous un angle étrange, et le premier plan est perturbé par le gâteau et la main d’une personne dans le coin inférieur », dit Volpe. « Je ne pense pas que Webb aurait pu se résoudre à réaliser une composition de ce genre. Ce n’était tout simplement pas dans sa nature. »

Avec cette juxtaposition des deux séries, Volpe démontre non seulement les approches contrastées de Frank et de Webb, mais elle nous incite également à réfléchir à l’évolution de la photographie elle-même, où la composition traditionnelle laisse place à une nouvelle manière de capturer l’instant : la mise au point, le grain, le cadrage et le contraste entrent soudain en jeu, et cette approche exige davantage du spectateur, qui doit comprendre de quoi « traite » l’image.

Todd Webb, Diner, Ouray, CO, 1955, imprimé en 2023, impression jet d'encre, avec l'aimable autorisation de Todd Webb Archive. Todd Webb Archive
Todd Webb, Diner, Ouray, CO, 1955, imprimé en 2023, impression jet d’encre, avec l’aimable autorisation de Todd Webb Archive. © Todd Webb Archive

Seuls dans la prairie

Il n’y a peut-être pas de symbole plus évocateur de l’Amérique que le cow-boy, c’est probablement pourquoi Frank et Webb ont mis un soin particulier à les photographier. Le cow-boy de Frank, tout droit sorti d’un casting de film avec son chapeau Stetson, son pantalon en denim, sa grosse boucle de ceinture et ses bottes, semble avoir été parachuté dans les rues de Manhattan. Il semble déplacé, incroyablement anachronique et tout à fait seul, comme si le cheval de cet homme avait pris un chemin de traverse dans le Montana en 1918, et avait tout simplement continué sa route.

« C’est un artiste qui ne pouvait pas s’empêcher de faire de l’art. »

Lisa Volpe

Et pourtant, appuyé contre une poubelle et allumant négligemment sa cigarette roulée, il semble être chez lui. « Ce qui est vraiment intéressant », dit Volpe, « c’est que Frank a pris cette photo avant de savoir qu’il était lauréat de la bourse Guggenheim. Pour moi, cela signifie qu’il aurait réalisé ce travail quoi qu’il en soit. Il était parti en voyage sans savoir qu’il avait obtenu un financement, ce qui montre que c’est un artiste qui ne pouvait pas s’empêcher de faire de l’art. »

La photo elle-même est parfaitement caractéristique du style de Frank : « Elle est prise sous un angle très dramatique, ce qui est bien souvent le cas dans ses photos », dit-elle. Mais par ailleurs, quelque chose frappe, ici, que l’on retrouve dans d’innombrables photos de son voyage : « On éprouve vraiment la solitude de cet homme, comme si le cow-boy ne devait pas être là, comme s’il n’avait pas sa place dans la ville. » Ajoutons que cette photo est étrange, en raison de ce qui obstrue le coin inférieur gauche de l’image.

Le cow-boy de Webb, en revanche, est positionné de manière impeccable dans son environnement, la tête encadrée par la fenêtre, le chapeau bien dessiné par l’éclairage au néon – et Volpe souligne aussi que la table à droite est élégamment alignée avec le bas de la photo. Et pourtant, ce même sentiment de solitude imprègne l’image.

Lorsque Volpe regarde la photo de Webb (« Une de mes préférées ! », dit-elle), elle ressent « toute l’immobilité que l’on associe à Webb » mais aussi l’instantanéité de la main du cow-boy, prête à allumer sa cigarette : « Cela montre que ces photographes avaient la capacité de changer de style s’ils le voulaient, c’était donc vraiment leur personnalité qui guidait leur approche. »

Pourquoi ces deux photographes aux origines et aux styles si différents se sont-ils tant intéressés tous deux à la solitude du cow-boy ? Peut-être ont-ils pressenti que quelque chose d’essentiel était en train de changer en Amérique, et que ce personnage typiquement américain allait être laissé pour compte, en même temps que disparaissaient les traits distinctifs de ce pays.

Après le voyage

À son retour de son long et sinueux périple à travers le pays, les images de l’Amérique de Frank ont reçu un accueil glacial. Le travail de Webb, quant à lui, a connu un peu plus de succès – un succès tiède, pourrait-on dire. Webb avait espéré réaliser un livre, mais il n’avait pas une personnalité assez tenace pour concrétiser ce projet, et il a entrepris d’autres choses. The Americans, jugé trop désinvolte et cynique, a été rejeté de nombreuses fois et n’a pas trouvé d’éditeur américain – il a d’abord été publié en France, par Robert Delpire. Finalement, The Americans allait devenir le livre de photographie le plus influent de tous les temps, peut-être, avec une estimation de vente d’un quart de million d’exemplaires.

L’entrée dans le journal que Webb a rédigée à son retour – journal qui atteint l’impressionnante longueur de 1300 pages – révèle une compréhension très profonde de lui-même et de sa différence par rapport à la culture de la consommation qu’il a observée lors de ses voyages. « Il dit en substance : ‘Je ne m’intéresse pas vraiment à la possession de biens. Ce n’est pas pour moi’ », explique Volpe.

Vivre de nouvelles expériences était ce qui comptait le plus pour Webb : c’est cela qu’il a privilégié en entreprenant un autre voyage à travers le pays, avant de décrocher un emploi aux Nations Unies qui l’a conduit dans huit pays d’Afrique, où il a réalisé une série de photos couleur extraordinaire. Cependant, l’attitude décontractée de Webb envers l’argent et les possessions finirait par le desservir : dans les années 1970, il a vendu ses négatifs à un marchand d’art peu scrupuleux qui non seulement ne l’a jamais payé, mais a dispersé la collection. Et ainsi, le brillant travail de Webb pour le Guggenheim et ses magnifiques photos prises en Afrique ont fini dans une cave à Oakland, en Californie, et y sont restées pendant des décennies. Dans les années 1970-1980, tandis que le monde de l’art découvrait la photographie, le travail de Webb était pratiquement invisible.

« l’identité américaine est infiniment étrange et contradictoire »

Lisa Volpe

Qu’en est-il de Frank ? « Sa carrière a pris un tournant après le voyage, mais pas de la manière dont les gens le pensent : c’est comme s’il avait réalisé The Americans, puis avait immédiatement abandonné son appareil photo sans jamais regarder en arrière », explique Volpe. En réalité, continue-t-elle, il a réalisé une série curieuse intitulée « From the Bus » – des photos prises par la vitre d’un bus circulant dans New York. « Mais c’est plutôt un intérêt pour le cinéma qui lui est venu au cours de ce voyage, car il s’est dit qu’il n’y avait nulle part où se cacher quand on faisait un film. On ne peut pas supprimer des parties entières de la même manière qu’on élimine des rouleaux de film entiers. Il a voulu continuer à se perfectionner en tant qu’artiste, à se remettre constamment en question. »

Si l’on exclut les cow-boys et les autoroutes peu fréquentées, Volpe affirme qu’à certains égards l’Amérique de 1955, avec ses contradictions, ses conflits et ses incohérences n’est pas si différente de l’Amérique d’aujourd’hui. Les problèmes ont changé – personne, dans les années 1950, ne débattait des droits liés aux armes à feu, à l’avortement, à la vaccination et autres questions similaires – mais Volpe affirme que le travail de Frank et celui de Webb explorent très certainement la question des libertés individuelles. Webb, dit-elle « aurait pu demander : Pourquoi définissez-vous vos libertés en fonction de ce que vous achetez ? » Et Frank, selon elle, « aurait soutenu que tout le monde possède des libertés individuelles, mais que ces libertés, et les limites de ces libertés, sont déterminées par le pouvoir social et économique que l’on a. » En fin de compte, dit-elle, « l’identité américaine est infiniment étrange et contradictoire », ce que Robert Frank et Todd Webb ont non seulement saisi, mais aussi contribué à nous faire comprendre.

« Robert Frank and Todd Webb: Across America, 1955 » au Museum of Fine Arts, Houston, du 8 octobre 2023 au 7 janvier 2024.  

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