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Thomas Demand : les marges de l'histoire

Thomas Demand : les marges de l’histoire

Depuis vingt-huit ans, le photographe allemand Thomas Demand reproduit en papier des photographies de presse et en propose une nouvelle lecture. On décrypte pour vous sa monographie “Complete Papers”paru dernièrement chez MACK.

Quoi de mieux qu’une clairière, pour aborder le travail de Thomas Demand? Lichtung (Clairière, 2004), un tirage chromogène géant de 6,3 m de haut, réalisé pour la Biennale de Venise, a été installé à l’origine dans les Jardins de telle sorte que l’image grandeur nature camoufle la partie de la forêt qu’elle semble représenter. Un feuillage dense envahit le cadre de toutes parts, pénétré par la lumière filtrant à travers les cimes des arbres. En dépit de sa dimension, qui devrait signifier qu’on doit se tenir à distance, cette photographie exige néanmoins d’être examinée de près. C’est alors que le spectateur, qui ne s’attend pas à une telle confrontation, fait une découverte surprenante, comme le décrit l’essayiste Teju Cole: «Ce que la photographie montrait n’était pas une forêt, mais une maquette de forêt […] réalisée en papier et installée dans un cadre en acier de 50 pieds de large. Deux cent soixante-dix mille feuilles avaient été découpées individuellement.»(Complete Papers, p. 400).


Lichtung / Clearing, 2003 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London

Un vocabulaire des gestes

Thomas Demand déclare produire cinq à six photographies par an. Le qualifier de «photographe» ne lui rendrait pas justice. Mais il est aussi cela. On pourrait dire que son travail existe dans un espace délimité par deux images photographiques : une image trouvée, souvent dans la presse, reconstruite comme maquette en papier en trois dimensions et grandeur nature, puis photographiée pour créer un tableau à l’échelle réelle. L’image initiale peut-être de mauvaise qualité, telle que la vidéo  du contrôle de sécurité à l’aéroport de Portland, dans le Maine, quelques instants après le passage de Mohamed Atta, l’un des pirates de l’air du 11 septembre, alors qu’il se rendait à l’aéroport de Logan où il embarquerait sur le vol AA n°11(Gate, 2004), ou encore, la photo de la salle de contrôle de la centrale nucléaire de Fukushima Daichi illustrant les dégâts causés par le tremblement de terre de mars 2011. Il peut également s’agir d’instantané pris par l’artiste avec son smartphone, notations visuelles attirant l’attention sur le banal, le marginal et l’insignifiant : un cendrier contenant les traces d’une pause cigarette très active, ou une plante accrochée au verre dépoli de la fenêtre d’une salle de bain (Dailies #2, 2008 et #14, 2011).


Gate, 2004 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London

Le travail impliqué dans la reconstruction en papier et en carton d’un lieu dilate la temporalité de l’événement. Par exemple, pour réaliser Junior Suite (2012), Demand a pris une chambre à l’hôtel Beverly Hilton et a commandé le même repas que Whitney Houston le soir de sa mort. Il a disposé les traces du repas (canettes de bière, assiettes, serviettes de table, etc.) pour que l’ensemble corresponde à la photo parue dans la presse. L’image qu’il en a pris a servi de base à une maquette en papier, photographiée à son tour sous le même angle que l’instantané en circulation sur les tabloïds. La lenteur attentive de Thomas Demand contrecarre, d’une part, le caractère superficiel des gestes quotidiens, lesquels revêtent une signification supplémentaire (tel que le dernier repas) et, d’autre part, la rapidité du cycle de l’information.


Junior Suite, 2012 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London

La mémoire du papier

Une fois photographiée, la maquette est démontée et brûlée. Pourtant, la photographie conserve la trace de la fragilité de la construction en papier : les bords imparfaits du tas de sable dans le cendrier (Daily # 2) ou la découpe irrégulière des feuilles dans Clearing trahissent le travail à la main. Bien que détaillée et méticuleusement conçue, la maquette ne vise pas à tromper le spectateur : les classeurs vierges, les boutons et leviers dont on ne lit pas à quoi ils servent, dans Control Room (2011), les piles de bulletins de vote vierges de Poll (2001) et le bloc noir du cadran téléphonique, dans Gate, désignent une réalité qui n’est pas habitable.

Réunir les « papiers complets » de Thomas Demand serait une tâche impossible : cela devrait inclure les papiers et cartons des constructions, les films argentiques, les papiers photosensibles, peut-être des croquis ou des calculs préliminaires aux maquettes, etc. Plus modeste, The Complete Papers publié en 2018 par Mack n’en est pas moins une entreprise impressionnante. Rétrospective en volume relié de l’œuvre de l’artiste, ce livre rassemble toutes les images réalisées entre 1994 et 2018, ainsi que de larges extraits d’essais rédigés pour des catalogues d’exposition et quelques écrits originaux.


Kontrollraum / Control Room, 2011 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London

Dans le catalogue raisonné, une image apparaît comme un commentaire autoréférentiel, la photographie Atelier (2014), montrant un atelier d’artiste spacieux et peu meublé. Les blancs et les beiges dominent, à l’exception du coin inférieur droit, délimité approximativement par la diagonale, où le sol est jonché de coupures de papier de couleur. La photo ne montre aucune œuvre terminée. Au lieu de cela, nous pouvons voir les productions négatives du travail invisible : la maquette a déjà été détruite (y compris, par une mise en abyme, la maquette en papier de l’atelier lui-même), et les chutes de papier coloré attendent d’être balayées. Le lecteur trouvera des traces de ces fragments multicolores insérés entre les pages du livre pour indiquer la chronologie. Ces feuilles volantes du papier de construction sont semblables à des feuilles d’arbres de toutes saisons, qui nous invitent à remettre en question nos hypothèses sur ce que nous voyons, à discerner le projet d’une œuvre dans des rebuts déchirés et, sous ce que nous considérons comme une réalité solide, le sol instable de l’histoire.


Atelier, 2014 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London  

Poll, 2011 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London  

Daily #2, 2008 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London  

Daily #14, 2011 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London  

Archic / Archive, 1995 © Thomas Demand, VG Bild-Kunst, Bonn/DACS, London 

Par Ela Kotkowska

Thomas Demand: The Complete Papers

MACK, 2018, 504 pages

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