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Dans l’intimité des pêcheurs français

Un témoignage émouvant du photographe Ciro Battiloro sur les gens de la mer, en Normandie.

En 1931, lors d’un séjour en Normandie, Simone Weil accompagne les Lecarpentier, une famille de pêcheurs, pour s’initier à leur technique et en apprendre davantage sur la réalité du travail manuel. Quelques années plus tard, dans une petite ville du Portugal, elle vit une rencontre marquante avec l’esprit du christianisme en écoutant des femmes de pêcheurs chanter des chants traditionnels.

A Honfleur et Trouville, en photographiant la vie sur des bateaux de pêcheurs, j’ai compris que la pêche parvient à combiner l’aspect spirituel et manuel du travail, comme peu d’autres activités humaines peuvent le faire. 

Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro

Les pêcheurs normands restent souvent des jours en mer. D’octobre à mars ils pêchent des coquilles Saint-Jacques, puis du poisson d’avril à septembre, après une pause consacrée à l’entretien des bateaux. La pêche aux mollusques à coquille est un processus complexe. Il faut les trier, après avoir hissé les filets ; les pêcheurs mesurent toutes les coquilles avec un étalon spécial, les plus petites sont rejetées à la mer, tandis que l’on conserve les plus grandes, dites coquilles Saint-Jacques royales.

Avant de les stocker, on les nettoie soigneusement pour en tirer un prix plus élevé. Je suis parti en mer sur les bateaux de pêche nommés le Kiff, L’Eclipse de Trouville, le Persévérance, le Morjolene et le Petit Maylise de Honfleur.

Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro

Généralement, l’équipage se compose de trois à quatre personnes. Le capitaine, qui est souvent le propriétaire du bateau, est le plus âgé et le plus expérimenté. Il n’est pas rare que quelques membres soient très jeunes, et de nombreux Sénégalais travaillent aussi a bord. J’ai passé beaucoup de temps avec l’équipage du Petit Maylise.

Benoit est le premier que j’ai rencontré. C’était un vendredi matin, le jour consacré à la réparation des bateaux et des filets après les journées passées en mer. J’ai vu de loin cette silhouette solitaire penchée sur les filets, baignée dans la douce lumière des rares journées ensoleillées de Normandie. Une sorte de spiritualité profonde émanait de cette scène. Je me suis donc présenté à Benoit et nous avons tout de suite sympathisé, puis j’ai rencontré les autres membres de l’équipage, le capitaine Jean-Philippe, Aurélien et les jeunes Mathis et Dylan.

Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro

J’ai également passé de nombreux jours en mer avec Nico, Rudy et Falli, l’équipage de Persévérance. Durant la saison du poisson, nous sommes restés trois jours à bord. Le jeune Léo nous accompagnait, c’était l’une des premières fois qu’il prenait la mer. Il n’avait pas encore 18 ans, et s’était embarqué avec nous à la fin de son stage au lycée. Le propriétaire de Persévérance, Sébastien, est de la famille des Saiter, pêcheurs depuis des générations. Ses frères Tony et Frank ont également des bateaux à Trouville dont ils sont les capitaines. Pendant la nuit, les hommes se reposent à tour de rôle, mais à l’approche des lieux propices à la pêche, un signal sonore réveille tout l’équipage, rappelant les hommes au travail de hisser les filets.

La vie sur ces bateaux normands semble être réglée comme une pièce de théâtre, dans un décor de filets et de câbles métalliques. Chaque geste des pêcheurs s’harmonise avec le souffle du vent, chacun a une signification particulière, perpétuant un rituel ancestral. Parfois, ce rituel est celui d’un combat difficile, fatigant mais loyal, parfois c’est une tradition de contemplation de la nature et de dialogue avec elle. Fièrement, dévoués à leur tâche, les pêcheurs scrutent l’horizon, interrogeant les signaux que leur adressent les vagues, comme s’ils étaient des oracles les guidant dans leurs actions. En mer, environnés par l’infini, les pêcheurs éprouvent une solitude extrême, mais aussi la force des liens qui les unissent les uns aux autres, beaucoup plus profonds qu’une simple relation de travail : c’est l’amitié, la fraternité, et le sentiment de faire équipe.

Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro

Les fonds marins recèlent des trésors et dissimulent des tragédies, la mer peut nous faire don de quantité de choses, mais aussi nous priver de tout. Je voudrais dédier ce projet à la mémoire de Thierry, Akim et Allan. Ce sont trois jeunes pêcheurs qui ont perdu la vie lors d’un naufrage dans la nuit du 3 au 4 février, au large du Havre. 

Depuis des siècles, le savoir-faire des pêcheurs se transmet de génération en génération, sur les côtes normandes. Aujourd’hui, plusieurs facteurs mettent à l’épreuve l’amour de ces gens pour leur travail, et leur acharnement à accomplir leur tâche : l’expansion de la pêche industrielle, l’augmentation du prix du carburant, les problèmes liés au Brexit, et le projet de construction d’éoliennes en mer, sur les routes de pêche. Tous m’ont parlé de la difficulté de poursuivre leurs activités, aujourd’hui, et m’ont dit qu’ils ne recommanderaient pas à leurs enfants de choisir le même métier.

Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro

La pêche a créé une communauté où l’on vit des adieux et des retrouvailles, où l’on partage les joies et les peines, les attentes et les efforts, mais surtout, une même expérience de l’existence en mer, une existence unique où l’on accueille ensemble le soleil qui se lève et la nuit qui tombe. Ce profond sentiment d’appartenance et de communauté, je l’ai ressenti lors de la fête des marins à Honfleur. Elle a lieu le week-end de la Pentecôte.

Le matin du premier jour, les amis et les familles des pêcheurs embarquent tous ensemble, ils mangent et boivent dans une ambiance festive. Les bateaux sont décorés, à cette occasion. Pendant la journée, on part en mer pour la bénédiction, mais surtout pour lancer dans les flots des couronnes de fleurs à la mémoire des disparus en mer, et ce moment est particulièrement émouvant pour de nombreuses familles, dont des membres ont péri ainsi.

Le deuxième jour est consacré au défilé. Les enfants des pêcheurs et des marins, accompagnés de leurs parents, défilent dans la ville, portant des maquettes de bateaux sur leurs épaules. Le cortège part de la chapelle Notre-Dame de Grâce. Construite au 17ème siècle, cette chapelle abrite de nombreuses peintures et maquettes de navires offerts en ex-voto par des marins. Et de l’esplanade entourant la chapelle, on a une très belle vue sur l’estuaire de la Seine, le port du Havre et le pont de Normandie.

Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro

« Le Petit Souffle », de Ciro Battiloro, est présenté au festival Planches Contact à Deauville jusqu’au 3 janvier 2023.

Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
Le Petit Souffle. © Ciro Battiloro
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