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Rosalind Fox Solomon, les oubliés

Rosalind Fox Solomon, les oubliés

Avec The Forgotten, Rosalind Fox Solomon témoigne du coût humain de la guerre, des conflits et des traumatismes.
Ancash, Pérou, 1981, de The Forgotten (MACK, 2021) © Rosalind Fox Solomon

À une époque où la communication se fait à une vitesse record, nous sommes de plus en plus envahis, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, par le flux médiatique de morts, de destructions, de dégradations et de désespoir, – des récits de terreur, de brutalité et d’injustice trop nombreux pour être traités, et qui se succèdent sans répit. Mais qu’en est-il des personnes dont la vie a été détruite – celles dont le sentiment de sécurité a fait place à une agonie déchirante, pour être ensuite écartées du reportage suivant ?

Ce sont « The Forgotten » (les Oubliés), le sujet d’un nouveau livre de la photographe américaine Rosalind Fox Solomon. Réalisées entre 1976 et 2019, ces images poignantes, en noir et blanc, témoignent des effets de la guerre, des conflits et des traumatismes non seulement sur le corps mais aussi sur l’âme – sur l’empreinte visible et invisible de l’existence dans son essence même.

Au Vietnam, Solomon a photographié les effets de l’agent orange sur la génération née après la guerre. Au Cambodge, elle a immortalisé des adolescentes qui ont perdu une jambe à cause des mines anti-personnelles. Dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, une employée de maison noire est agenouillée sur le sol derrière une Afrikaner et son enfant qui sourient à la caméra. À Los Angeles, un gamin qui a survécu à Hiroshima pose 41 ans plus tard. « Les gens ont oublié ou ont mis de côté ces souvenirs », explique la photographe. « Le livre a permis de mettre en avant ces horribles événements historiques car nous sommes assez oublieux – et peut-être le faut-il. Il est vraiment difficile de vivre avec ces horreurs. »

Port-au-Prince, Haiti, 1987, de The Forgotten (MACK, 2021) © Rosalind Fox Solomon

Ne jamais être commercial

Rosalind Fox Solomon est venue à la photographie sur le tard, par pur flair, intelligence. En 1967, alors qu’elle vit à Chattanooga, dans le Tennessee, avec son mari et ses deux enfants, Rosalind Fox Solomon, alors âgée de 38 ans, se porte volontaire pour devenir représentante du Sud pour l’Experiment in International Living, une organisation d’échange. « On m’a demandé de placer dix groupes de jeunes Japonais dans des foyers communautaires du Sud », se souvient-elle. « Pour m’initier à la culture japonaise, l’organisation s’est arrangée pour que je vive deux semaines dans une famille près de Tokyo. J’avais emporté un appareil photo et j’ai commencé à m’en servir pour témoigner de ce que je voyais. C’est ainsi que j’ai découvert la photographie, par hasard. Peu de temps après, la photographie est devenue une obsession. »

À partir de 1971, Solomon rencontre plusieurs fois par an à New York, Lisette Model, son seul professeur de photographie, pour lui montrer son travail. « Elle m’a dit : ‘Vous avez été une épouse et une mère. Vous avez rempli vos devoirs civiques. Maintenant, la photographie doit être la chose la plus importante de votre vie. Votre façon de voir les choses est unique. Les sujets à photographier sont multiples, mais votre œil est unique’ », se souvient-elle.

Pensant à l’avenir, Solomon demande à Lisette Model ce qu’elle doit faire avec ses images, ce à quoi Model répond avec sagesse : « Vous vendrez vos photographies à des collectionneurs et à des musées. Ne tombez jamais dans le côté commercial. »

Afrique, 1990, de The Forgotten (MACK, 2021) © Rosalind Fox Solomon

Témoigner

Aujourd’hui agée de 91 ans, Rosalind Fox Solomon a bien suivi le conseil de Lisette Model, consacrant les cinq dernières décennies à la recherche de photos brutes qui confrontent et remettent subtilement en question notre façon de voir et de penser, explorant, sous la surface de nos existences, les luttes profondes, complexes et souvent déroutantes de la survie. Lors de ses voyages à travers le monde, Solomon a photographié des individus qui résistent, contre vents et marées, témoignant de l’impact de la guerre, des conflits et des traumatismes. Elle ne les avait jamais publiées – jusqu’à aujourd’hui.

« Alors que je travaillais à mon quatrième livre pour MACK, l’idée de The Forgotten m’est venue », explique la photographe. « Le travail d’édition s’est déroulé sur une période d’un an. Ce n’est qu’après plusieurs mois que j’ai pris la décision d’inclure les photographies les plus troublantes. Avant de monter et de séquencer The Forgotten, je n’avais jamais envisagé que ces images pouvaient faire partie d’un projet. Des événements historiques extrêmement durs se sont produits au cours de ma vie. Quand je rencontrais des personnes qui en avaient souffert, je les photographiais. »

La relation de Rosalind Fox Solomon à la douleur est subtile et complexe. Évitant les témoignages de traumas violents, utilisés pour exploiter davantage les victimes à des fins lucratives ou de propagande, elle réalise des portraits plein d’humanité.

Mexique, 1985, de The Forgotten (MACK, 2021) © Rosalind Fox Solomon

« Lorsque je photographie, je souhaite être invisible », déclare Rosalind Fox Solomon. « Je parle rarement. Je préfère une interaction silencieuse. Les gens sont plus susceptibles de se révéler. J’utilise mon intuition pour évaluer le contexte et la personnalité. C’est mon expérience de la vie qui sous-tend ma façon de voir. Je n’ai pas d’idées préconçues sur les photographies que je vais prendre. Dans tous les cas, mon esprit et mes sentiments y participent. Je ne me demande pas : “Comment vais-je saisir l’allure de cette personne ?” Mais : “Qui est cette personne ? Aimable ? Satisfaite ? En colère ?” »

La sensibilité de Solomon envers ses sujets ajoute une autre qualité à son travail, une qualité qui fait rarement la Une des journaux et des magazines. Résistant à la tendance des médias qui réduisent les individus à des archétypes, la photographe refuse de marginaliser ou d’effacer la souffrance des innocents.

Rosalind Fox Solomon dénonce ainsi l’utilisation par l’Amérique de la bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale et de l’agent Orange pendant la guerre du Viêtnam – des armes qui non seulement ont tué des milliers de personnes, mais qui affectent durablement les générations suivantes. « Il est très difficile de parler de ces choses », dit-elle. En effet, il n’est jamais facile de faire face à un traumatisme, qu’il s’agisse du sien ou de celui d’un autre. Le simple fait d’en être témoin peut être douloureux et amener à se renfermer, ou bien au contraire à agir. Avec ses photographies, Rosalind Fox Solomon nous enjoint simplement de ne pas détourner le regard, d’assumer l’inconfort que nous ressentons lorsque nous sommes confrontés au traumatisme, à la survie et à la guérison. Prendre conscience et se souvenir, ce n’est qu’un début.

Par Miss Rosen

Miss Rosen est auteur. Basée à New York, elle écrit à propos de l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres et des magazines, notamment Time, Vogue, Artsy, Aperture, Dazed et Vice.

The Forgotten, Rosalind Fox Solomon est publié par MACK, 160 pages, 35€. Une exposition était présentée à la Foley Gallery de New York du 28 octobre au 5 décembre 2021.

Afrique du Sud, 1995, de The Forgotten (MACK, 2021) © Rosalind Fox Solomon

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