
Le 14 mai 1970, la police du Mississippi intervient auprès d’un groupe d’étudiants afro-américains de l’université d’État de Jackson qui se sont rassemblés à la suite d’une rumeur selon laquelle Charles Evers, un politicien local, leader des droits civiques et frère du militant Medgar Evers, a été assassiné. Des étudiants, et des non-étudiants, jettent des pierres sur des automobilistes blancs qui circulent sur la principale artère du campus. La zone est le théâtre d’affrontements entre des résidents afro-américains et des résidents blancs de Jackson.
La police riposte, faisant face aux manifestants qui, à leur tour, commencent à jeter des pierres sur les forces de l’ordre. Les policiers s’avancent vers la foule et le dortoir des étudiantes à l’arrière. Enfin, juste après minuit, le 15 mai, la police ouvre le feu.

Elle tire plus de 150 coups de feu en à peine 30 secondes. On relèvera plus de 400 impacts de balles et de chevrotines dans le dortoir. La police affirmera qu’il y avait un tireur embusqué dans un bâtiment du dortoir, sans jamais en apporter la moindre preuve. La fusillade est fatale à deux Afro-Américains : Phillip L. Gibbs, étudiant en première année à l’université, et James Earl Green, un lycéen de la région.
Après les funérailles de Green et Gibbs, les participants quittent l’église et passent devant le bâtiment des dortoirs, où les dégâts causés par les balles de la police sont encore clairement visibles, tandis qu’un groupe d’hommes lève le poing en signe de défi.
Doris Derby a immortalisé la scène en noir et blanc.

Née dans le Bronx, Doris Derby est photographe, militante et professeur d’anthropologie à la retraite de la Georgia State University. Elle est issue d’une famille dont l’histoire est intimement liée au mouvement des droits civiques, comme l’explique ce paragraphe tiré du livre : « Ma conception des droits civiques est extensive. Elle est indissociable de ma famille qui s’est battue pour l’égalité raciale. Ma grand-mère fut membre fondateur de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) dans les années 1920. Lorsqu’il était étudiant, mon père combattait déjà la discrimination, avant de s’attaquer aux inégalités du monde du travail. »
Entre 1963 et 1972, en tant que membre du Student Non-violent Coordinating Committee (« Comité de coordination non-violent des étudiants »), elle se rend dans le Mississippi, où elle séjournera une grande partie de sa vie, œuvrant à la fois comme photographe, organisatrice et enseignante. À la même époque, on la retrouve aussi en Géorgie, en Louisiane et dans d’autres régions du Sud. Elle a de nombreuses casquettes, y compris celle de fondatrice du Free Southern Theater en 1963, et de membre de Southern Media, Inc., un collectif de documentaristes et de photographes, actif entre 1966 et 1972.

Elle immortalise alors nombres d’événements marquants, ainsi que des figures majeures du mouvement des droits civiques : de Muhammad Ali à Alice Walker, en passant par James Brown, Fannie Lou Hamer ou Jesse Jackson. Elle est présente à la convention nationale démocrate en 1968, aux funérailles de Martin Luther King, Jr., et à celles des victimes de la fusillade de l’université de Jackson mentionnée plus haut.
Ses clichés témoignent également de la vie quotidienne du mouvement : réunions et conférences de presse, discours, scènes de programmes éducatifs ou de dispensaires, théâtre communautaire, services religieux et votes.

Mais ce sont ses images intimes du quotidien des communautés afro-américaines qui montrent à qui s’adressait le mouvement des droits civiques : aux ouvriers agricoles, métayers, femmes au travail, à toutes ces familles saisies encore et encore au fil des pages.
Ainsi que des photos d’enfants. Comme celles de ces trois bambins dormant ensemble dans un lit, ou de ces deux petites afro-américaines jouant avec une poupée blanche parce que les poupées noires n’existaient pas à l’époque, ou encore des gamins déguisés, assis sur des porches ou d’autres embarqués sur des chariots.

À la fin du texte, entrecoupé de photographies, Doris Derby voit l’histoire se répéter :
« Notre présent est une suite de ce passé. Nous assistons aujourd’hui à une redite d’événements vécus à l’époque : radiations arbitraires d’électeurs et autres brutalités policières. Lorsque vous progressez, l’ennemi s’efforce de vous mettre des bâtons dans les roues et vous devez alors vous réinventer. »
Aujourd’hui, environ 60 ans après ces prises de vues, les enfants des enfants que l’on voit sur ces clichés font partie de la génération qui est de nouveau dans la rue pour protester contre les tirs de la police sur les Afro-Américains, pour, une fois encore, tenter de faire changer le système.
Par Robert E. Gerhardt, Jr.
Robert Gerhardt est un photographe et écrivain indépendant basé à New York. Ses images et ses écrits ont été publiés notamment par The Hong Kong Free Press, The Guardian, The New York Times et The Diplomat.
A Civil Rights Journey de Doris Derby est publié par MACK Books, 35€.

