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Bons baisers de Russie : la photographie de rue au féminin

Bons baisers de Russie : la photographie de rue au féminin

Dans le livre Women Street Photographers, Gulnara Samoilova revisite ses années de jeunesse au Bashkortostan, un territoire situé entre la Volga et les Monts Oural. Des années décisives qui ont forgé sa vision artistique et racontent d’une manière poétique la vie sous l’ère soviétique.
Sans titre de la série « Uda, Baskiria » © Gulnara Samoilova

Gulnara Samoilova fait son grand retour avec la parution récente de Women Street Photographers (aux éditions Prestel), un travail très différent de ses images du 11 septembre 2001 qui lui valurent, à l’époque, le premier prix du World Press Photo. Après le traumatisme des attentats sur le sol américain, Gulnara Samoilova décide en effet d’arrêter définitivement le photojournalisme et se tourne avec succès vers la photographie de mariage. Mais l’argent et le statut ne font pas tout.

En 2015, la photographe ressent ainsi le besoin de revenir à son premier amour, une photographie plus engagée en l’occurrence. Encouragée par la photographe Mary Ellen Mark, elle décide de suivre une nouvelle route. Son rêve est de parcourir le monde pour y réaliser des photos de rue, une passion qu’elle nourrit depuis son adolescence à Ufa, capitale de la république du Bachkortostan, un sujet de la Fédération de Russie.

Sans titre de la série « Uda, Baskiria » © Gulnara Samoilova

En 2016, après quelques voyages, ses idées se précisent à la suite de l’élection présidentielle américaine de 2016, et l’accession au pouvoir de Donald Trump. Le sexisme dont elle souffre depuis le début de sa carrière la pousse à créer le projet Women Street Photographers, en 2017, un compte Instagram qui affiche désormais plus de 100 000 abonnés. La communauté s’élargissant, elle étend sa plate-forme, crée un site Web, organise des résidences d’artistes, réalise une série d’expositions, des films, et à présent ce livre qui rassemble les œuvres de cent artistes du monde entier, repoussant les limites de la photographie de rue.

Bon baisers de Russie

Cloud Eaters, Yermekeevo, Bashkortostan, 2018 © Gulnara Samoilova

Women Street Photographers s’ouvre avec une photo de Gulnara Samoilova, Cloud Eaters, prise en 2018 au Bachkortostan, où elle est née en 1964 durant l’apogée du régime soviétique. « J’ai grandi au sein d’une minorité, les Tatars », dit Gulnara Samoilova de ses racines maternelles, tout en soulignant que le régime de Staline a contraint à l’exil toute la population Tatar de Crimée en l’envoyant en Asie Centrale en mai 1944.

Née en 1941, le jour de l’invasion de la Russie par l’Allemagne nazie, sa mère refuse ainsi de parler le tatar. « Elle voulait qu’on la considère comme russe », dit Gulnara Samoilova, ce qui était le cas de nombreuses minorités ethniques nées durant l’ère soviétique. « Ma grand-mère, elle, parlait à peine le russe, donc je parlais en tatar avec elle. Elle était une fervente musulmane, à l’inverse de ma mère, qui ne croyait pas en Dieu et n’aimait pas l’autorité. Elle n’en faisait qu’à sa tête, et j’ai hérité cela d’elle. Elle ne se souciait pas de ce que je faisais. »

Sans titre de la série « Uda, Baskiria » © Gulnara Samoilova

Grandissant dans une extrême pauvreté, peu soutenue par sa famille, Gulnara Samoilova devient très tôt indépendante. Elle se souvient qu’à sept ans, elle entre à l’école, et y va seule, à pied. Harcelée aussi bien par les élèves que par les professeurs en raison de son ethnicité, elle se tourne vers le sport pour échapper au stress de la vie quotidienne. A onze ans, elle découvre le ski et le slalom, mais il est déjà trop tard pour s’entraîner pour les Jeux olympiques. A quinze ans, elle découvre la photographie.

Appareil en main, Gulnara Samoilova découvre le sentiment d’être utile, et se trouve une nouvelle façon de dialoguer avec les autres. « Je marchais dans la ville », se souvient-elle. « J’allais à l’école avec mon appareil, je prenais des photos, revenais chez moi, et m’enfermais dans la chambre noire que j’avais installée dans un placard pour faire les tirages. J’échappais littéralement à la réalité de ma vie. »

Sans titre de la série « Uda, Baskiria » © Gulnara Samoilova

Au lycée, Gulnara Samoilova publie sa première photographie, représentant un lampadaire la nuit, dans la section consacrée aux arts d’un journal local. Ravie de l’accueil qu’elle reçoit, elle prend petit à petit confiance en elle et, après avoir obtenu son diplôme, devient photojournaliste freelance. Au milieu des années 1980, elle obtient un poste de professeur au Moscow Polytech College, et poursuit simultanément ses études.

A Moscou, une exposition des artistes britanniques Gilbert & George va changer sa vie. « J’ai réalisé que j’étais libre de faire ce que je voulais avec mes photographies », dit-elle. « Je découpais des lettres dans des magazines et les collais sur les images. J’ai commencé à peindre dessus. J’expérimentais. Rien ne pouvait m’arrêter. Je pouvais exprimer mes sentiments à propos de tout ce qui se passait autour de moi. J’étais très sensible à la manière dont on jugeait les parents célibataires. Dans mon enfance, les professeurs et les voisins disaient que je finirais prostituée ou alcoolique. Je voulais leur prouver qu’ils se trompaient complètement. »

Sans titre de la série « Hand Painted Photographs », 1990-1993 © Gulnara Samoilova
Sans titre de la série « Lost Family », 1987-2015 © Gulnara Samoilova

En route vers la liberté

En 1992, Gulnara Samoilova participe à l’organisation d’une croisière de plusieurs semaines sur la Volga, au départ de Moscou, avec des haltes dans de petites villes qui donnent aux artistes la possibilité de rencontrer des curateurs et des collectionneurs. « A l’époque, je souffrais beaucoup du sexisme et je songeais à abandonner la photographie », dit Gulnara Samoilova, qui est alors la seule représentante feminine parmi les photographes qui l’entourent.

Au cours de ce voyage, Gulnara Samoilova vend une sélection de ses photographies peintes à la main à un prix qui l’impressionne. « Une Américaine en a acheté deux à 50 $ pièce. Savez-vous ce que représentaient 100$ en Union soviétique en 1992 ? », raconte-t-elle en riant. « Personne ne vendait de photographies ! Cela m’a dynamisée. Je ne devais pas arrêter la photographie car les gens aimaient mon travail. »

Sans titre de la série « Lost Family », 1987-2015 © Gulnara Samoilova

Par chance, elle parvient à obtenir un visa de travail américain et s’inscrit à l’International Center of Photography, à New York, la meilleure école de photo documentaire du pays. « Le 2 septembre, je suis arrivée à New York avec mes 100 $, des talons hauts et une pleine valise de négatifs et de photographies qui me semblait constituer un bon portfolio. »

Retour aux sources

Une fois par an, Gulnara Samoilova retourne faire des photographies dans la campagne de son pays. « De nos jours, l’ethnicité et la culture sont heureusement valorisées. Les gens parlent leur propre langue, et les écoles enseignent le tatar. La télévision et la radio diffusent également des émissions en tatar », dit-elle, avec un mélange de plaisir et de regret. « Les premières fois que je suis retournée là-bas, je me sentais vraiment triste et frustrée. On m’a volé ma propre culture. »

Sans titre de la série « Lost Family », 1987-2015 © Gulnara Samoilova

Pour Gulnara Samoilova, la photographie est ainsi devenue un moyen de reconstituer le puzzle de son enfance. Sa grand-mère et sa mère étant mortes, elle seule peut fournir des réponses à ses questions. C’est le sens de la série « Lost Family », inspirée par la découverte d’un oncle qu’elle n’a jamais connu : sur ses propres images, Gulnara Samoilova colle des photographies d’archives de sa propre famille, avant de les peindre de motifs floraux pour créer des « portraits de famille imaginaires ». 

« C’est ma manière de faire un lien entre le passé, le présent et le futur », dit-elle. « Les fleurs sont ma signature. Mon prénom, Gulnara, signifie “fleur de grenade” en Arabe, et le prénom de ma mère était Rose. Je vais appeler ma nouvelle série “Found Family”. Quand j’ai fait un test ADN, j’ai découvert que j’avais du sang turc, finlandais, mongole, anglais. Je suis originaire de toute la planète. Je vais aller faire des photos dans tous ces pays, et coller sur elles des autoportraits. Qui sait, ces gens pourraient être des parents éloignés. »
 

Par Miss Rosen

Miss Rosen est journaliste et vit à New York. Elle écrit sur l’art, la photographie et la culture. Son travail a été publié dans des livres et des magazines tels que Time, Vogue, Aperture, et Vice.

Gulnara Samoilova, Women Street Photographers
Prestel
$ 35.00, £ 24.99
Disponible ici

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