«En raison du nombre impressionnant d’images qui sont à notre disposition, nous y sommes tout à fait insensibles. Nous devons donner une dimension supplémentaire à une image pour que les gens ne puissent pas l’ignorer. En utilisant des procédés différents, j’espère faire réfléchir davantage les gens », explique Jacome.

Sur la route
À son retour en Équateur, où il est né et fait encore de longs séjours, il s’est lié d’amitié avec des Vénézuéliens qui avaient fui la crise. « Je les ai rencontrés alors qu’ils dormaient dans les parcs ou dans les gares routières, vendant des bonbons ou travaillant dans le bâtiment », se souvient Jacome. Ayant entendu parler de leur expérience, il a voulu aller sur place, voir les choses de ses propres yeux. « Tout le monde parlait d’un tronçon de route très difficile s’étendant sur 200 km, de Cucuta à Bucaramanga, et je savais que je voulais faire ça. »
Il a embauché comme intermédiaires deux amis vénézuéliens qui connaissaient la route pour l’avoir pratiquée six mois auparavant, et ils se sont joints à un groupe de « Caminantes » – que l’on peut traduire approximativement par « Marcheurs » ou « Voyageurs ». « On rencontre toute sorte de gens sur la route, des jeunes hommes – de nombreux jeunes hommes -, mais aussi des femmes, des familles, des familles avec des bébés, des personnes âgées », raconte Jacome. Il a même rencontré un aveugle qui lui a demandé s’il devait se rendre au Chili ou au Pérou.
« C’est très variable. Parfois, vous faites un bout de chemin dans une voiture pendant à peu près une heure, certains viennent avec vous, d’autres restent. »

Une monnaie sans valeur
Conscient qu’il ne pourrait pas immobiliser trop longtemps les gens, étant donné qu’ils devaient parcourir 30 à 40 kilomètres par jour entre deux refuges, il faisait des portraits durant la marche, enregistrant parfois des témoignages avec son téléphone. Au cours des dernières années, Jacome s’est intéressé aux relations que les gens entretiennent avec le monde matériel, dont il a trouvé l’expression extrême dans la crise économique au Venezuela, où un salaire mensuel équivaut à peine à deux livres de riz ou de farine, et où les billets de banque ont la valeur d’une feuille de papier. « Le premier jour, une petite fille m’a offert un origami qu’elle avait fabriqué avec un billet de banque. Pour moi, cela voulait tout dire. Il y a des choses que nous ne comprenons pas. Il est très difficile d’appréhender la crise, ses conséquences sur les gens dans un système économique qui s’effondre tout entier, d’une manière aussi spectaculaire – on parle d’une inflation de 10 000 000% », explique Jacome.

Outre leur valeur, les billets ont perdu leur pouvoir symbolique. « Les Vénézuéliens ont toujours été très fiers de leur monnaie. C’était l’une des plus fortes d’Amérique latine et les billets sont extrêmement beaux et bien conçus », poursuit-il. Au recto, on peut voir des merveilles naturelles du Venezuela – un tatou géant (avec les plaines de Los Llanos en arrière-plan); un aigle harpie américain survolant les chutes d’Ucaima; une tortue imbriquée devant la montagne de Macanao -, de l’autre, des héros nationaux. Ils sont également conçus pour révéler différents motifs lorsqu’ils sont superposés ou pliés. « Et maintenant, ils ne valent plus rien », dit Jacome.
De retour chez lui, une liasse de billets sans valeur dans une poche et un appareil photo rempli de portraits de Caminantes dans l’autre, il a improvisé une chambre noire dans sa salle de bain et imprimé ses photographies sur des billets du Bolivar. Il en résulte des impressions uniques, chacune très imparfaite, révélant parfois les coups de pinceau de l’application de la gélatine. Et nous ne pouvons qu’y voir une métaphore du parcours des Vénézuéliens.





Par Laurence Cornet